50 nuances de faits, la vérification mise à l’épreuve

Avec l’élection présidentielle en ligne de mire, les principaux médias apportent un éclairage via la vérification des faits par les services de fact-checking. Mais les équipes de journalistes se heurtent aux limites de la démarche face à la parole politique. Les fact-checkeurs s’y confrontent et s’y préparent.

« Chère madame, votre chiffre est tellement ridicule que je pense que le ridicule est pour vous. » Sur le plateau de BFM-TV fin septembre 2021, Éric Zemmour supporte difficilement la vérification de ses propos, par Amélie Rosique, journaliste pour la chaîne. Lors du débat entre le polémiste et l’insoumis Jean-Luc Mélenchon, chaque déclaration est scrutée par dix fact-checkeurs, présents uniquement pour vérifier, en direct, leurs dires, que cela leur plaise ou non. Entre pratique indispensable au nom de la vérité pour les citoyens et « ressource marketing » selon Laurent Bigot, auteur de « Fact-checking vs fake news » et directeur de l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), le fact-checking en période électorale poursuit sa mission : éclairer pour informer. Multiplication des discours, des débats, des programmes électoraux, la campagne présidentielle remet la parole politique au centre de l’attention médiatique. Avec elle, le risque de déclarations erronées, voire mensongères, repositionne les journalistes fact-checkeurs dans leur rôle d’arbitre ou de rééquilibrage. Éviter les erreurs, choisir le vérifiable, se heurter à la critique, les services se mettent en condition face au flot de discours à venir.

Quand les infox inquiètent

Qui dit fact-checkeur, dit aussi fake news. Les inquiétudes autour de la prolifération des fausses informations lors de l’élection présidentielle dépassent la simple vidéo truquée ou la déclaration sortie de son contexte. « Les services de fact checking craignent l’interférence sur les réseaux sociaux, de gens ou de groupes qui pourraient tenter de perturber le processus électoral avec des fausses informations », annonce François d’Astier, journaliste à l’AFP Factuel, le service dédié au blog de vérification de l’agence. À l’image des scandales américains de l’élection de Trump en 2016, la diffusion de fake news ciblées peut modifier un scrutin. « C’est une inquiétude du gouvernement et de l’ensemble de la classe politique, souligne l’agencier. On essaye de jouer notre rôle qui est d’authentifier les déclarations extrêmement partagées. » Pour la campagne, l’AFP Factuel appelle ses équipes à la vigilance à travers une veille permanente. « On s’assure qu’aucune infox ne démarre sur internet et influe sur le scrutin final. »

« Depuis quelques semaines, de fausses informations sont reprises par les politiques, constate Emma Donada, journaliste à « CheckNews » (Libération), alors que les idées sont anciennes. » Les spécialistes ressortent alors des vérifications déjà publiées. À l’AFP Factuel, la tension des débats préoccupe François d’Astier : « On s’attend à ce que ce soit plus chaotique. » Les propos virulents entre candidats sont observés. « On anticipe une quantité non négligeable de fake news, dans des propos de plus en plus extrêmes. », estime le journaliste de Factuel. Sur Facebook, Instagram ou TikTok, les fact-checkeurs suivent les mouvements des groupes ou des pages de soutien de partisans à un candidat. « Par ferveur, ils attaqueraient une personnalité politique ou diraient des bêtises sur un sujet, explique François d’Astier, cela peut prendre de l’ampleur parmi les militants politiques. »

L’opinion ou le fait  ?

« Des fois, on décide de ne pas traiter le sujet parce qu’on estime que la personne a souhaité exprimer une idée plutôt qu’un fait. On ne peut pas vérifier une opinion », témoigne le journaliste de l’AFP Factuel. La campagne pour l’élection présidentielle se base sur les propositions des candidats pour le futur, leurs convictions et leur vision de la société. Impossible de confirmer les « moi président, je ferai ceci ». Tout ce qui n’est pas d’ordre du factuel ne concerne pas les services de fact-checking. « On ne va checker que des chiffres avancés, des actualités comme une mise en examen qui n’a pas eu lieu ou qui a eu lieu alors que la personne dit l’inverse », complète François d’Astier. Le travail de précision n’empiète pas sur l’opinion. « Il ne s’agit pas de contrer un argumentaire politique ou philosophique », ajoute Laurent Bigot. À partir du moment où la déclaration tombe dans une rhétorique électorale et non une argumentation construite, vérifier n’est pas la priorité. « Les politiques sont entraînés, avance Émeric Henry, professeur d’économie à Sciences Po et co-auteur de deux articles sur le fact-checking, il y a toujours une ambiguïté dans les propos qui ne permet pas de dire c’est totalement faux ou c’est aberrant. » Le chercheur qualifie ce comportement de « désinformation douce » face à laquelle les fact-checkeurs prennent des précautions.

Selon Émeric Henry, il est très difficile de réviser les effets laissés par une information. « On peut corriger le pourcentage de migrants, rétablir le fait statistique, mais l’impression du problème d’immigration reste. » Le chercheur observe un effet contre-productif du fact-checking sur la croyance qui persiste. « Le fact-checking marche pour bloquer la circulation d’une fausse information et faire réaliser aux gens qu’il faut qu’elle arrête de se propager. » Face à l’objectivité prônée par la déontologie du métier, les rédactions sont réticentes à exprimer un positionnement politique. Tout ce qui n’est pas vérifiable n’est pas traité.

Candidat non déclaré, le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour illustre ce mélange inconcevable des faits et de l’opinion. Dans un article pour Médiapart, la journaliste Lucie Delaporte  interroge le quotidien Libération et son service de fact-checking. « Faut-il relever toutes les contre-vérités que professe le polémiste, au risque de ne faire plus que cela ? », s’interroge-t-elle. Difficile de passer à côté de cette personnalité clivante. « Il y a une sorte de dynamique autour de lui, constate Assma Maad, aux « Décodeurs ». On reste des journalistes, notre but est de rapporter l’actualité. Qu’on le veuille ou non, il fait parler de lui. » Fact-checker les propos d’Éric Zemmour n’est pas toujours considéré comme utile au sein de « CheckNews ». « Lorsqu’il dit qu’il y a tant de personnes étrangères en France, même s’il se trompe sur le chiffre et qu’on le vérifie, le fact-check ne répond pas à la question principale », soulève Emma Donada. Mais surtout, quels propos vérifier ? Où situer la limite avec l’idéologie ? « On ne peut pas fact-checker que la société est en danger, ajoute Émeric Henry. On ne peut pas dire oui c’est vrai ou non c’est faux. » L’économiste sollicite la prudence pour traiter les propos de l’ancien chroniqueur de CNews, si souvent mis en avant dans les médias. Les exemples de ses déclarations non vérifiées sont nombreux. « Quand il dit que le « grand remplacement » est en marche par exemple, c’est compliqué, estime François d’Astier. D’une personne à l’autre, le terme voudra dire deux choses différentes. On reste attentifs pour essayer de corriger le tir quand une bêtise sort. » Aux « Décodeurs », les interrogations ne quittent pas Assma Maad. « Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt faire un pas de côté ? Sortir un article sur les idées reçues sur l’immigration en incluant Éric Zemmour par exemple. »

Trouver les sujets pertinents

Un autre problème de fond plane sur les services de fact-checking : faut-il vérifier les propos d’une personne qui n’est pas candidate ? L’Agence France Presse a fait le choix de ne pas traiter ses déclarations politiques. Les équipes restent sur son aspect de personnalité publique. « On a fact-checké Zemmour quand il était éditorialiste », résume Jérémy Tordjman, journaliste et coordinateur politique de l’AFP Factuel.

Ses positions extrêmes se heurtent à la volonté d’équité voulue dans les rédactions. « Avec le fact-checking, on peut souvent être accusé, et à juste titre, de rouler pour un camp ou un autre si on ne vérifie qu’une seule et unique famille politique », expose Jérémy Tordjman. Le journaliste met en avant le décompte effectué par l’AFP Factuel chaque mois pour veiller à ce que chaque thème politique ait bien été examiné. Éviter le déséquilibre, Zemmour compris. Rester dans la nuance s’impose également. « Chez « CheckNews », on n’a pas reçu tant de questions des lecteurs sur Éric Zemmour, et parfois on estime que cela ne vaut pas le coup », complète Emma Donada. En soi, le choix des sujets, la pertinence d’une question restent le travail quotidien des équipes de fact-checkeurs de Libération.

« On se remet très souvent en question, témoigne la journaliste du Monde, Assma Maad. J’ai vraiment l’impression qu’on vit dans une société en crise, où les faits ne sont plus pris comme tels. » En plus d’une médiatisation des propos extrêmes, la désinformation a pris de l’ampleur avec la pandémie de Covid-19. « Vous avez beau démontrer que cinquante études disent qu’il n’y a pas de risque de thrombose élevée avec le vaccin, les gens ne vont plus vous croire. Ils considèrent qu’un fait est une opinion et qu’ils ont le droit de penser ainsi. » Pour ne pas crier à la censure, l’exposition des vérifications ne suffit plus.  La même tendance s’observe en vue de la présidentielle.

Le fact-check part en live

Pourtant, ces élections voient apparaître de nouvelles pratiques du fact-checking. Les derniers débats télévisés ont été checkés en direct. Les chaînes d’info en continu mettent en place des dispositifs inédits lors de soirées considérées comme des événements. Le débat entre Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon le 23 septembre 2021, a mobilisé une équipe conséquente de fact-checkeurs mais aussi chefs de rubriques. L’idée : vérifier les chiffres dès qu’une déclaration douteuse est prononcée. Les candidats étaient alors interrompus par l’annonce de la correction.

Sur LCI, le concept existe également. « Le dispositif de fact check en direct a été mis en place lors de la primaire des écologistes », rappelle Thomas Deszpot, journaliste aux « Vérificateurs » de LCI et TF1. En plus du débat en live, quatre ou cinq journalistes alimentent le site web de la chaîne par leur vérification. À l’écran, les spectateurs flashent un QR code qui renvoie à internet, aux « thèmes, approximations, erreurs voire les infox. »

Si les équipes agissent le plus rapidement possible, un travail de préparation conséquent est nécessaire en amont. « Une intervention d’Éric Zemmour, c’est un document de huit pages, confie Thomas Deszpot. On écoute toutes les apparitions qu’il a pu faire dans les médias les deux-trois semaines précédentes, on a le conducteur et le pré-conducteur de l’émission. Avant d’arriver à l’antenne, on sait précisément ce qu’il y a en jeu. » Après l’anticipation, les aléas du direct orientent les productions. Le journaliste de LCI évalue un sujet vérifiable en fonction du temps et des sources à disposition. Dans le cas où la déclaration erronée semble trop ardue à vérifier, les fact-checkeurs attendent, quitte à la traiter le lendemain dans un article plus complet. « Le direct est jouable, estime Thomas Deszpot. Cela demande juste de l’organisation et un peu d’expérience. »

« Se tromper, en plus en direct, c’est la pire chose
qu’on peut faire à la discipline »

Laurent Bigot

Les avis divergent sur cette nouvelle pratique. « Le direct n’est pas réellement souhaitable, ni réalisable, juge le spécialiste Laurent Bigot. Il faut du temps pour vérifier des informations et les consolider. Quand on fait du fact-checking, on n’a pas le droit à l’erreur. Se tromper, en plus en direct, c’est la pire chose qu’on peut faire à la discipline. » Pendant ces débats, les sujets abordés ne sont pas tous vérifiables car complexes. « Le direct revient vraiment à simplifier une thématique », mesure Jérémy Tordjman de l’AFP Factuel. Les réticences se heurtent à cette idée que les fact-checkeurs sont présents pour éclairer le débat. « On va entrer dans une argumentation opposant un journaliste et un politique, analyse Laurent Bigot. L’un cherche à montrer du factuel avec un chiffre ou une donnée, l’autre est capable d’argumenter quand il a tort et de s’en sortir en donnant l’impression qu’il a raison. » La parole du journaliste risque le discrédit. Selon Assma Maad, les enjeux d’un débat ne se situent pas sur le fact-checking. « Les téléspectateurs n’ont pas forcément envie de savoir si untel dit quelque chose de vrai. Ils regardent si le candidat est convaincant, s’il a du charisme. »

Contrer la viralité

Mais si fact-checker demande du temps, la fausse information, elle, circule. « L’article doit être écrit, recherché. Il a tendance à arriver tard », expose Émeric Henry, professeur d’économie à Sciences Po. Le chercheur estime un délai d’un ou deux jours avant publication. L’impact du fact-checking se trouve réduit par ce problème de temporalité pour contrer la viralité d’une déclaration. « Pour un post Facebook partagé des milliers de fois, notre article ne le sera que des centaines, retrace François d’Astier. Le rapport de force est clairement en faveur de la désinformation. » L’émotion face à la raison, la réaction viscérale face au contexte ? Difficile de rivaliser. « Le fact-checking est moins péchu, observe François d’Astier, fataliste. Il faut avoir cette initiative d’aller lire l’article. » Le journaliste sélectionne aussi les sujets à traiter en fonction de leur incidence. « Quand je fais l’écho d’une publication, j’en fais la publicité mais une fois qu’elle a atteint un certain niveau de viralité, il va falloir y aller pour tenter de casser ce phénomène de partage. »

Pour autant, dire qu’une info est fausse ou vraie peut déclencher des mécanismes comportementaux et avoir une réelle répercussion. « Il y a une sorte de peur, de conscience morale de ne pas laisser circuler des choses qui sont fausses », explique Émeric Henry. À cela s’ajoute l’image sociale et la peur d’avoir transmis quelque chose de faux à son entourage. Le fact-checking tire sa force de cette prise de conscience.

Des faits manipulés selon les camps

Les réactions face à une vérification dépendent toutefois du public. Dans le contexte de l’élection présidentielle, le fact-checking peut être totalement réfuté par des partisans encartés à un parti politique ou à l’inverse être manipulé par eux. Une fois la publication de l’article, l’information est disponible et réutilisable. « Les militants vont uniquement relayer la parole de leur représentant et ne cherchent pas à savoir si leur candidat dit vrai, remarque Thomas Deszpot. Ils sont réceptifs lorsqu’ils peuvent faire du tort à l’adversaire. » Les candidats à l’élection présidentielle, eux, peuvent utiliser le fact-check comme un argument contre leurs  concurrents. Ils utilisent la notoriété des équipes de fact-checking à leur avantage. « Il arrive que des personnalités reprennent nos articles pour dire que ce qu’avait dit untel hier c’est faux, l’AFP Factuel l’a vérifié, raconte François d’Astier. Notre papier est accessible à tous, si la parole était effectivement fausse, on ne peut rien dire. »

Le principe de la vérification a été repris, notamment par les équipes du candidat de La France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon. « Pendant le débat avec Éric Zemmour, les partisans se substituent aux rédactions », analyse le fact-checkeur de LCI. Pour Laurent Bigot, l’important reste de bien distinguer deux pratiques différentes entre le journalisme et la communication. Les deux utilisent la même méthode mais la finalité n’est pas la même. « LFI peut très bien faire du fact-checking sur un chiffre qu’aurait mal utilisé Marine Le Pen. Au contraire, LFI ne va jamais produire une publication pour dire que Mélenchon explique n’importe quoi. C’est à sens unique. »

Entre tension et attention : l’élection attendue

Contre ces dérives, les équipes de fact-checking se concentrent tout particulièrement sur la période à venir. « La présidentielle est un moment où l’on va être plus saisi sur la parole politique », souligne Emma Donada, journaliste à « CheckNews ». Face à cela, Laurent Bigot explique que des moyens journalistiques seront déployés spécifiquement pour une couverture plus intense de cet évènement.

Les services comptent sur leur expérience et leur notoriété grandissante depuis la dernière élection présidentielle en 2017. Le fact-checking est monté en puissance, plus organisé et visible. À l’AFP Factuel, un seul journaliste avait pour mission de checker l’information à la naissance du blog. « Maintenant, on est beaucoup plus nombreux car la demande en termes de vérification de données a énormément augmenté au fur et à mesure des années. » Pour assurer une couverture de la présidentielle, un coordinateur politique, Jérémy Tordjman, a été nommé. Il  raconte que l’AFP Factuel a voulu augmenter ses effectifs à cause de l’ampleur que prend la désinformation ces derniers mois, notamment à cause du Covid. François d’Astier détaille cette possibilité qu’a ce coordinateur à « avoir une vue d’ensemble, pour assurer l’équilibre de notre travail.» L’idée reste de varier les thèmes, de ne pas traiter que des personnalités de droite, de gauche ou que les extrêmes.

Du côté des autres rédactions, les changements sont minimes pour cette présidentielle. Les « Décodeurs » discutent du dispositif à venir pour articuler les différents services entre eux. Libération avec « Checknews », garde son système de questions des internautes, une singularité qui la différencie des autres plateformes. « Pour nous, c’est un fonctionnement hyper particulier, explique Emma Donada, directement branché sur les interrogations volontaires des gens. »

À la télévision, le fact-checking constitue un outil essentiel pour certaines chaînes comme TF1 et LCI. Thomas Deszpot, journaliste aux « Vérificateurs » du groupe TF1 et LCI, explique, tout comme « CheckNews », qu’il n’y aura pas de dispositif particulier :  « Deux, bientôt trois, journalistes produisent des articles sur le site. Pour le moment, notre objectif consiste plutôt à renforcer la capacité des personnes opérationnelles dans la boucle pour tenir l’antenne.»

À chaque média son organisation, mais les enjeux de la présidentielle se rejoignent. Les fact-checkeurs doivent « fournir un débat démocratique et éclairer le citoyen, sans fausses informations. Que ce soit dans le discours des politiques ou par ingérence étrangère dans le scrutin », affirme Laurent Bigot. La crédibilité des journalistes est en jeu. Dans le « regard neutre des fact checkeurs, je vois une forme de légitimation du dispositif, explique Thomas Deszpot. C’est un outil perçu, y compris par les acteurs politiques, comme une manière de rétablir un semblant de vérité et de neutralité au cours d’une discussion. Si les personnes elles-mêmes nous donnent du grain à moudre, c’est plutôt positif. Eux voient aussi un intérêt de leur côté ». Pour François d’Astier, le fact-checking a toute sa place. « C’est un genre journalistique qui a le mérite d’être présent dans la sphère médiatique. » Sans oublier qu’être fact-checkeur, comme le dit si bien Laurent Bigot, ne s’improvise pas.

Corentin Alloune (@CorentinAlloune) et Lucile Bihannic (@lu_bih)