Le glissement de CNews et maintenant d’Europe 1 dans l’opinion de droite et d’extrême droite a bousculé le paysage audiovisuel. Sur France Inter, l’arrivée de nouveaux chroniqueurs marqués politiquement a fait grincer des dents. Quant à BFMTV, la chaîne d’info a été épinglée, à l’image d’autres rédactions, pour son intense couverture d’Éric Zemmour. Symboles que le succès de l’opinion d’extrême droite, impulsé par Vincent Bolloré, a irrigué la sphère audiovisuelle ?
Omniprésent. Éric Zemmour est partout dans les médias depuis la rentrée. À tel point que CheckNews a fait le décompte. Dans les tweets des quatre chaînes d’information en continu françaises, postés entre le 7 septembre et le 7 octobre 2021, le polémiste d’extrême droite arrive en tête des mentions, bien loin devant les autres candidats officiellement déclarés. « On reconnaît une couverture importante pour une raison simple, d’un raisonnement purement journalistique, le phénomène marquant de cette pré-campagne électorale, c’est l’irruption d’Éric Zemmour », justifie Hervé Beroud, directeur de l’information de BFMTV. « On a créé un monstre qui est en train de nous échapper », s’inquiète en off un journaliste d’une chaîne d’info auprès de Mediapart.
Une ubiquité médiatique sans précédent pour ce phénomène construit sur les chaînes du milliardaire Vincent Bolloré. « Il a créé ce monstre-là, l’a industrialisé, lui a donné une vitrine et un haut-parleur incroyables », décrit Raphaël Garrigos, co-fondateur des Jours, qui a enquêté sur l’empire médiatique de l’homme d’affaires.
Bolloré se place, pour l’historien des médias Alexis Lévrier, auteur de Jupiter et Mercure : le pouvoir présidentiel face à la presse (Les Petits Matins, 2021), « dans une posture d’industriel rejeté par la classe politique et médiatique ». « Il est un peu identitaire, avec ce côté maurrassien qu’on voit développé à longueur d’édito et de débat sur sa chaîne, CNews », dépeint-il. Au risque de déteindre sur les autres médias audiovisuels ? La chaîne a, selon le chercheur, « agit comme un catalyseur, un agent de propagation de cette idéologie. Cela a déteint sur d’autres chaînes ». Pour Raphaël Garrigos, c’est bien l’émergence d’une pensée populiste dans la stratégie du milliardaire qui « imprimerait sur le reste des médias ». Alors, avons-nous basculé dans un paysage médiatique où la droite et l’extrême droite se repaissent ?
Citizen Bolloré : la bascule d’Europe 1
En 2021, l’homme d’affaires est entré au capital de Lagardère, dont fait partie Europe 1. Tribord toute pour la station soixantenaire. « On savait depuis six mois qu’une épée de Damoclès planait au-dessus de nos têtes », raconte une ex-journaliste de la rédaction. « Les éditorialistes ont pris de plus en plus de place sur le plateau et dans les discussions avec la direction. Au fur et à mesure, j’entendais la radio changer. Sonia Mabrouk est devenue plus présente, ses interviews… vraiment droitisées. »
Une petite centaine de journalistes a fui la station entre juin et septembre 2021. Parallèlement au recrutement des têtes d’affiche de CNews et d’autres médias classés à droite comme Dimitri Pavlenko (Sud Radio, Radio Classique, intervenant dans Face à l’info sur CNews) à la matinale, Romain Desarbres (CNews) pour Europe Midi ou encore Laurence Ferrari à 18 heures pour 120 minutes de Punchlines, dont la première partie est co-diffusée sur CNews. « On donne, chaque matin, 15 minutes à Valeurs actuelles, dans un créneau de grande écoute », s’offusque Raphaël Garrigos face à la nouvelle case Les coulisses de l’info, à 8h40. Un quart d’heure d’entretien et de débats quotidiens sur l’actualité. Charlotte D’Ornellas (Valeurs actuelles) y est régulièrement invitée, comme l’essayiste conservateur québécois Mathieu Bock-Côté. « Il y a un choix qui est fait d’être de droite. Europe 1 devient la succursale de CNews », observe le journaliste des Jours. Il prend l’exemple d’un journal d’Europe Midi au cours duquel Romain Desarbres commente l’annonce du décompte du temps de parole d’Éric Zemmour demandé par le CSA : « On touche à la démocratie, à sept mois de la présidentielle« . Et de lancer au chef du service politique Louis de Raguenel (ex-Valeurs actuelles) : « Le CSA empêche de fait un journaliste de s’exprimer ? ».
BFMTV, sans parti pris ?
Le basculement vers l’opinion fait recette et choux gras. C’est le cas sur CNews, qui s’offre de beaux scores et talonne l’indétrônable BFMTV. « Ça nous a poussés à mettre à l’antenne une palette d’éditorialistes aux opinions très diverses. Y compris conservatrices, ce que nous ne faisions peut-être pas assez par le passé », a indiqué Marc-Olivier Fogiel, le directeur de la chaîne, au Journal du Dimanche début avril 2021. Droitisation ? « On n’a aucune intention de basculer dans l’opinion », tempère Hervé Béroud, le directeur de l’information. Les médias se doivent selon lui d’être le reflet d’une société « clairement marquée à droite ». « Si BFMTV continuait de travailler en s’appuyant sur le paysage politique d’il y a vingt ans, entre un parti de droite classique, le PS et le PC, on serait en décalage avec la société. ». Pour Mathieu Coache, reporter au service politique, la supposée droitisation en réponse à ce que produit CNews relève du fantasme. « 16 ans que j’y travaille, j’ai vu tous les moments où la gauche nous accusait d’être de droite, la droite d’être de gauche. On nous a aussi accusés d’être pro-Macron, alors qu’à l’Élysée, ils sont persuadés que nous sommes contre eux. Ces accusations proviennent souvent de personnes qui ne regardent pas la chaîne. Pour le coup, la droitisation, je ne l’ai pas », assure-t-il.
Samuel Gontier, chroniqueur médias à Télérama, scrute la télévision depuis plus de dix ans. « BFMTV fait une propagande incroyable pour l’extrême droite », estime-t-il. « Je suis persuadé que BFMTV ou Marc-Olivier Fogiel ne sont pas d’extrême droite du tout, ne partagent aucune idée avec Zemmour. Et pourtant, ils le mettent à l’antenne tout le temps. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? », s’interroge le journaliste. Pour lui, l’explication réside dans le fait que « tous les éditorialistes maisons de BFM sont des Macronolâtres ». « Or il se trouve que Macron, en ce moment, se droitise lui-même et essaye de prendre des thèmes à l’extrême droite pour en faire son seul adversaire et remporter l’élection. C’est un cercle vicieux », décrit-il.
France Inter, écarlate
En juillet 2021, c’est au tour de France Inter de remettre une pièce dans la machine à opinions. Une nouvelle chronique, baptisée En toute subjectivité, remplace, à 7 h 20, l’ancienne chronique sur l’environnement. Chaque jour, un commentateur, parmi cinq personnalités, offre son opinion sur l’actualité pendant un peu plus de deux minutes. Au menu : Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, Alexandre Devecchio, rédacteur en chef adjoint au Figaro, Étienne Gernelle, directeur du Point, Cécile Duflot, ancienne ministre de gauche, et Anne-Cécile Mailfert, directrice de la Fondation des femmes. La volonté de la direction est d’offrir aux auditeurs « une boîte à outils pour leur permettre de se forger une opinion » dans une démarche de pluralisme des idées.
La réaction de la Société des journalistes (SDJ) de France Inter ne s’est pas faite attendre. Dans un communiqué envoyé à la rédaction le 5 juillet, la SDJ a regretté l’arrivée d’un « générateur de polémiques clivantes », dénonçant la « place de plus en plus envahissante que prennent les éditorialistes et autres polémistes sur les antennes françaises, souvent au détriment de l’information ». Le syndicat pointe les « profils similaires » de ces nouveaux chroniqueurs « aux styles et aux discours parfois très polarisants ». Sollicitée, la SDJ n’a pas souhaité s’exprimer au-delà du communiqué, le sujet restant « assez sensible », nous dit-on. Un journaliste de la rédaction, qui ne souhaite pas être cité, défend ce choix de la station. « Il y a une envie de débattre, de s’exprimer… Tout au long du quinquennat, les gilets jaunes et plus récemment les anti-pass sanitaire l’ont rappelé. On ne peut pas être que dans la parole journalistique, que dans la parole d’éditorialiste, il faut aussi entendre des opinions. »
Une extrême droite télégénique
Le magazine réactionnaire Causeur a consacré son numéro d’octobre à la première radio de France. À la une : « France Inter. Ras le bol de payer ! Pour se faire insulter…”. Élisabeth Lévy, directrice de la revue, pointe un manque criant de pluralité sur la station « devenue le quartier général du gauchisme culturel ». “Que l’arrivée de deux chroniqueurs de droite soit considérée comme illégitime est bien la preuve, si besoin est, du sinistrisme congénital de la chaîne publique« , pointe la polémiste. Pour l’historien Alexis Lévrier, cette nouvelle chronique est chargée symboliquement et cristallise selon lui l’expression du « complexe des médias publics » face aux critiques qui sont régulièrement adressées par l’extrême droite médiatique. « C’est la preuve de l’efficacité de ce discours d’opinion anti-média qui est tenu sur les chaînes comme CNews. Chez Praud, depuis des mois, il y a un discours hostile à France Inter, qui serait une radio de gauchiste. Répétée ad nauseam pendant des mois, l’assertion finit par faire aller ces médias constamment attaqués dans ce sens », analyse Alexis Lévrier.
Si l’extrême droite prospère dans le champs médiatique, c’est aussi pour ses artifices médiatiques et son doux visage. Le magazine Valeurs actuelles, fondé dans les années 1960, a joué un rôle moteur. « C’est un vieux journal conservateur qui, dans le courant des années 2010, a pris un virage ultra réactionnaire. Cette extrême droite décomplexée est télégénique : ses journalistes sont tous jeunes, très éloquents et ont offert un visage sympathique à des idées qui ne le sont pas », observe Alexis Lévrier. Geoffroy Lejeune, Charlotte D’ornellas, Louis de Raguenel… Ces noms, qui constituent la jeune garde de la presse d’extrême droite, ont peu à peu creusé leur trou dans les télés et radios, en particulier celles détenues par Vincent Bolloré. « Ils portent un discours qu’on pouvait entendre dans les années 1930, antirépublicain, qui stigmatise les juges, les médias, la représentation politique, le modèle démocratique traditionnel et la figure de l’étranger », analyse le chercheur.
Comment cette parole décomplexée, frôlant les limites du cadre légal, longtemps persona non grata dans la presse, est-elle parvenue à s’y faire une place de choix ? Pour Alexis Lévrier, le « cordon sanitaire » a peu à peu cédé. Il pointe une forme d’oubli, « comme souvent dans l’histoire des médias ». « On voit revenir ce vieux discours, cette vieille extrême droite avec un beau visage. Les gens et les médias eux-mêmes ne se rendent pas compte que ce qu’il se passe est dangereux. Mais, pour minorer le rôle des médias, ça ne pourrait pas marcher s’il n’y avait pas une attente. Les Français ont un malaise identitaire et on y a répondu… », conclut-il.
La valse à trois temps de Jupiter
Identité, islam, insécurité… Ces thématiques inondent le débat politico-médiatique. L’immigration s’est même imposé comme sujet principal dans les médias à la rentrée, impulsé par Zemmour. « Les politiques et les médias parlent d’immigration et de sécurité car ils les voient plus importants qu’ils ne le sont. Ce n’est pas un sujet de préoccupation centrale, mais pour certains, elle reste quasi-monomaniaque, explique le politologue Roland Cayrol. Évidemment, pour ceux qui s’arrachent ces électeurs, c’est important. C’est pareil pour les médias, très suivistes par rapport à l’actualité, qui se disputent cette part d’audience. Ils ne peuvent pas vraiment faire leur propre agenda. »
La prédominance d’un discours droitier dans les médias trouverait aussi son origine dans le « jeu de triangulation » amorcé par la gauche mitterrandienne dans les années 1980. Pour assurer sa réélection, François Mitterrand a organisé, dès 1982, la visibilité médiatique de l’extrême droite de Jean-Marie Le Pen pour affaiblir son véritable adversaire : la droite, représentée à l’époque par le RPR. Un jeu moins risqué hier qu’aujourd’hui, qui s’est accentué sous l’ère Sarkozy et repris à la sauce Macron. « Il tient aussi de Mitterrand pour une part plus sombre : son attitude à l’égard de l’extrême droite par médias interposés. Il est intimement convaincu que le clivage droite/gauche est en train d’être remplacé par un clivage populistes/progressistes. C’est la condition de sa réélection donc il faut créer un climat médiatique propice en multipliant les gestes vers l’extrême droite », décrypte Alexis Lévrier. Ce que Macron a fait en affichant son amitié avec Philippe de Villiers dès 2016, en accordant une interview fleuve à Valeurs actuelles dans des conditions qu’aucun autre journal n’aurait pu espérer négocier, en ayant des mots bienveillants à l’égard des journalistes de l’hebdomadaire d’extrême droite reçus à l’Élysée ou encore en appelant Éric Zemmour pendant trois quart d’heures après son agression. « Le risque politique, c’est de banaliser ces idées et ces médias », s’inquiète le chercheur.
La question de l’impact sur les élections à venir reste en suspens. Mais nos interlocuteurs s’enquièrent de la sérénité des débats. Et si le populisme gagnait sur le progressisme ? Et si le fragile barrage à l’extrême droite, martelé chaque année davantage à grands coups de clash et d’opinions décomplexées, cédait sous les litres de tweets et de commentaires consacrées aux thématiques chères au peut-être-candidat Zemmour ? Assistons-nous au triomphe de la vague d’extrême droite médiatique, désinhibée ? « Les médias ne trouvent pas la bonne attitude », regrette Alexis Lévrier qui pointe une responsabilité collective du berceau audiovisuel. « La question identitaire, avec ou sans Zemmour, sera au cœur de toute la campagne, prévoit-il. C’est une défaite collective dont on ne se remettra pas à brève échéance. En tout cas, c’est trop tard pour la campagne. »
Emma Rodot (@RodotEmma) et Philippe Peyre (@philippepeyre)