La campagne présidentielle 2022 vue autrement
À quelques mois des élections présidentielles, le média alternatif de gauche Le Vent se Lève, et le site de critique des médias Arrêt sur Images font le choix de parler autrement de cette période politique charnière. Sans concession, ils analysent leur couverture médiatique de cette période pré-électorale en miroir de celle traitée par les médias dits “mainstream”.
« Il y a un alignement de la conversation nationale médiatique et politique vers la droite de la droite, dans son ensemble », déclare Emmanuelle Walter, rédactrice en chef d’Arrêt sur Images. Lorsque nous lui demandons ce qu’elle pense du traitement médiatique de la période pré-électorale, la journaliste se dit inquiète : “Les médias ont créé un monstre !” Le monstre en question, Eric Zemmour, captive l’attention du petit écran. Il s’impose en Unes des titres de presse les plus lus de l’Hexagone. À six mois de la présidentielle 2022, l’ancien journaliste lancé en politique inonde de sa présence les plateaux de télévision, en pleine période pré électorale et ce alors même qu’il n’est pas encore déclaré candidat. Sa figure est révélatrice du fonctionnement d’un système médiatique que nous avons choisi d’interroger, avec Emmanuelle Walter, rédactrice en chef du site de critique des médias Arrêt sur Images et Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du média d’opinion Le Vent se Lève.
Éric Zemmour est un « produit qui fonctionne », selon Emmanuelle Walter. Et ses thématiques de prédilection, l’immigration, l’insécurité, le terrorisme, monopolisent l’attention des médias, alors qu’elles ne sont pas les premières préoccupations des Français. Ajoutés aux potentielles voix de Marine Le Pen, la montée de l’extrême droite affole celles et ceux qui ont fait la part belle au polémiste. Son omniprésence dans les médias est jugée « irresponsable » par Emmanuelle Walter : « Au prétexte que [l’opinion publique le considère comme] un homme politique qu’on doit traiter comme un autre, on lui déroule le tapis rouge pour qu’il s’exprime. » Cette « zemmourisation » est principalement dûe aux chaînes d’information en continu. Selon la rédactrice en chef d’Arrêt sur Images : « elles n’ont pas une audience si importante, mais leur écho, lui, est important ». Exemple typique d’un traitement médiatique qui marche au buzz, la célèbre émission Touche pas à mon poste, présentée par Cyril Hanouna, où les positions politiques d’Eric Zemmour agitent les chroniqueurs, « y compris étiquetés à gauche, qui disent à Bardella comment se repositionner face à Zemmour ». La reprise incessante des polémiques alimente une « bulle d’information qui s’auto légitime », selon Vincent Ortiz. Emmanuelle Walter met en avant, néanmoins, que la plupart des JT ont résisté à cette tendance inflationniste, en lien avec la prudence dont ils font preuve à l’égard de ce type de sujets sensationnalistes.
« La droitisation de la conversation a pris des proportions effroyables, les chaînes d’informations doivent mouliner du débat toute la journée car il n’y a pas de reportages. Nous nous éloignons du factuel, nous sommes dans une réalité alternative », s’indigne Emmanuelle Walter. « Les médias marchent au buzz, estime Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du média Le Vent Se Lève. « Les questions identitaires, liées à l’extrême droite sont facteur de buzz ». Si cette tendance à la droitisation ne date pas d’hier, elle aurait atteint un niveau « exponentiel » selon Emmanuelle Walter. A tel point que de plus en plus de rédactions « commencent à ruer dans les brancards. »
Mais cette droitisation des médias tirerait aussi ses origines de l’orientation idéologique : « d’extrême droite, d’un certain nombre de propriétaires de médias […] dont l’une des facettes idéologiques est d’expliquer les problèmes sociaux par des problématiques identitaires. »
Dessinez-moi la campagne ? Pour le média Le Vent se lève le symbole de cette campagne présidentielle 2022 serait un hôpital « dans un piteux état. » Pour l’artiste JM Montels : » Les pancartes signalant le personnel ou les urgences attestent du manque cruel de moyens du personnel médical et les erreurs médicales qui peuvent en découler »
Crédit : Jean-Marc Montels
Des thèmes exacerbés et d’autres invisibilisés
L’immigration centralise l’attention, alors qu’elle n’est pas le sujet de préoccupation principal des Français.
Emmanuelle Walter dénonce parfois l’indifférence générale dans laquelle sont traités certains sujets : « Il n’y a personne pour dire : “ Mais attendez les immigrants créent leur propre autonomie économique quand ils arrivent en France, ils trouvent des emplois, paient des impôts !” » Au détriment des faits, les polémiques prennent le dessus. « Pourquoi on n’irait pas chercher les candidats sur l’inflation, les pénuries, l’économie post Covid ? Pourquoi les journalistes n’imposent pas aux politiques, aux candidats, des sujets économiques, climatiques ? » Celle qui s’attèle, avec la rédaction d’Arrêt sur Images, à déconstruire les discours médiatiques observe une incapacité d’un certain nombre de grands médias à imposer leur propre agenda face aux politiques : « le corps médiatique se met à disposition du corps politique », constate Emmanuelle Walter, citant à titre d’exemple l’émission “Télématin Les Quatre Vérités”, sur France 2, présentée par Caroline Roux : « on a un système où les politiques viennent faire leurs annonces, avec Véran venu déballer ses produits du jour ». Des interviews politiques lissées, formelles, qui ne placeraient pas au cœur des débats les thématiques centrales.
Parmi les sujets qui bénéficient d’une couverture très faible, Vincent Ortiz identifie les nouvelles formes de travail : les travailleurs du clic, ces gens qui font vivre les réseaux sociaux, qui font vivre les plateformes, comme Amazon, Google ou Uber Eat : « ils ne sont pas couverts par la protection des travailleurs français et sont généralement victimes de nouvelles formes d’exploitation. Parmi les sujets peu traités, celui de l’évasion fiscale reste une question fondamentale dont les médias “mainstream” ne s’emparent pas assez : « ce sont des centaines de milliards perdus avec lesquels on résoudrait les problèmes sociaux ».
Une analyse critique des questions politiques et un suivi minutieux des réformes sociales
Déjà en juillet 2012, Arrêt sur Images publie “Les médias fabriquent-ils le candidat Zemmour ?”, en décryptant la “fabrique médiatique” de l’homme politique. Mais le média, spécialisé dans la critique du monde de l’audiovisuel, n’échappe pas à la norme: « Nous, on déconstruit les récits médiatiques, du coup on parle de Zemmour tout le temps. C’est monstrueux, mais comment faire autrement ? », s’interroge Emmanuelle Walter. Alors faut-il, ou non, accorder cette place au toujours non-candidat ? Pour Vincent Ortiz, il est nécessaire d’en parler, mais autrement. Plutôt qu’analyser ses propos, ou ses livres, le rédacteur en chef adjoint du Le Vent Se Lève estime davantage nécessaire d’analyser « la nébuleuse de ses soutiens médiatiques et financiers, officiels et officieux, et son projet politique ». Selon lui, le rôle des médias consisterait à établir une cartographie précise des acteurs qui ont permis au « phénomène Zemmour » d’émerger. Les médias indépendants ont pour devoir de prodiguer une « analyse qui est différente en termes politiques et idéologiques de celle qui prévaut dans la plupart des médias privés », affirme le rédacteur en chef adjoint de Le Vent Se Lève. L’analyse des rapports de force au sein des partis, de leurs financements, des accès aux fonds constituent autant de sujets sur lesquels Le Vent Se Lève souhaiterait enquêter tout au long de la campagne présidentielle. Le journal souhaite suivre les réformes sociales devant être effectuées avant avril 2022, « annoncées à demi-mot », telles que la réforme du droit du travail, des retraites, les réformes budgétaires: « Macron essaie de calmer le jeu, car ce sont des réformes sociales importantes qui seraient très impopulaires pour lui”. In fine, pour Le Vent se Lève, le défi sera de “ faire prendre à ces thématiques, qui ne sont pas immédiatement facteurs de viralité, ni autant relayées sur les réseaux sociaux.” L’enjeu majeur est toujours de percer à la fois cette bulle médiatique et de faire reconnaître un travail journalistique de qualité en matière de décryptages, d’investigations, le tout, en empruntant des canaux de diffusion de l’information différents de ceux des principaux médias. Pour Vincent Ortiz « sortir de l’information qui circule dans les agences de presse, les instituts de sondages, la presse quotidienne régionale ou sur internet […] c’est extrêmement difficile d’agir sur cela.”
De nouveaux formats pour décrypter l’actualité
Cependant, “ promouvoir une analyse différente en termes politiques et idéologiques de celle qui prévaut dans la plupart des médias privés” est loin d’être suffisante pour Le Vent se Lève. La rédaction cherche à « multiplier ses formats », dont les nouveaux formats vidéos, incarnés, pour donner à ses lecteurs « une synthèse de l’actualité en la décryptant ». Le Vent Se Lève s’inscrit dans une démarche plus participative, c’est-à-dire à davantage interagir avec son lectorat sur un thème d’actualité, “pour aller au-delà du lectorat qui est le nôtre, toucher des gens qui ne sont pas politisés”. La rédaction d’Arrêt sur Images veut, quand à elle, s’atteler à analyser les questions posées par les journalistes, dans les interviews politiques : « Ne pourrait-on pas dire “ Vous avez compris à quel point c’est horrible de parler d’immigration et de grand remplacement”, plutôt que de dire, “Si vous ne parlez pas de ces thèmes, vous perdez des électeurs ?” ». Parmi les thèmes d’intérêt public que Le Vent Se Lève estime mal couverts par les médias, l’économie et en particulier la dette souffrent de clichés et d’un manque de pédagogie : “ On aimerait que des vrais économistes analysent la façon dont sont posées les grandes questions économiques en France, pas seulement des chroniqueurs tels que Christophe Barbier. Il existe des analyses économiques très documentées, qui ont fait l’objet de thèses, qui sont peu ou pas présentées au grand public ”.
Quoiqu’il en soit, Arrêt sur Images et Le Vent se Lève touchent tous les deux un lectorat et une audience assez politisée et critique vis-à-vis du traitement médiatique, des questions de société. Emmanuelle Walter est d’ailleurs consciente de ce biais, car Arrêt sur Images touche un public « hyper politisé », comptabilisant beaucoup de jeunes, mais dont l’audience est limitée : “ c’est tout le problème du journalisme qui a fait un pas de côté… », se désole-t-elle.
Soutien ou non d’un candidat, camp politique
Enfin, dernière question, comment ces médias alternatifs et assez politisés vont-ils gérer les temps de parole lors de la campagne présidentielle à venir ? Pour Le Vent Se Lève, il « faut doser en fonction des thématiques que nous souhaitons mettre à l’agenda. Ou encore traiter la manière dont un mouvement, des partis aborde telle ou telle thématique dans le débat public ».
En revanche, Vincent Ortiz affirme qu’il n’accordera pas plus de de place à certains candidats que d’autres. Il refuse l’affiliation politique, mais entend « clairement poser [des] attaques en fonctions de [leurs] préférences politiques » « Même si politiquement nous sommes plus ou moins identifiés à une mouvance et qu’il y a des partis politiques que nous attaquons plus que d’autres, nous traitons de tout le monde, ” explique-t-il. “ Nous faisons cela car nous souhaitons garder notre autonomie, c’est un projet idéologique, un choix de société et une indépendance que nous souhaitons conserver. Cela implique de ne pas s’affilier à un candidat, un parti, ou à un mouvement et d’être tributaires de leurs paroles et de leurs actions.” La différence donc, selon Vincent Ortiz, entre organe de propagande et média libre. C’est pourquoi il affirme que le temps de parole accordé à un mouvement se fera en « fonction de ce qui semble pertinent. » Il s’agit donc d’un choix éditorial fort et non d’une séparation strictement rigoureuse du temps de parole, et ce en fonction de la pertinence des sujets choisis par la rédaction. Sachant, qu’aucun des deux médias n’est soumis aux règles de temps de parole du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel).
Floriane Padoan et Marie Montels