À l’heure du clash, la nuance fait de la résistance
Petites phrases, combats de coqs et coups bas : la confrontation d’idées dans l’arène médiatique apparaît plus que jamais soumise à des logiques de clash et de polémique. Face à cette violence, certains journalistes revendiquent un débat apaisé et nuancé.
« Mettre en place un espace de discussion où chacun s’écoute, loin de la culture du clash et de la polémique », telle est la volonté de « L’appel des 100 pour débattre vraiment », initié par le journal La Croix le 23 septembre 2021. « Écouter le point de vue de l’autre jusqu’au bout, sans dramatiser les désaccords» ou encore «accepter la complexité, dire les nuances, pour ne pas s’en tenir à des oppositions frontales», peut-on lire dans celui-ci. «La dégradation de la parole publique nous a semblé importante à souligner dans la période qui s’ouvre», explique Jérôme Chapuis, directeur de la rédaction du quotidien.
À l’approche de la présidentielle, Médiapart s’inscrit également dans cette lignée en appelant ses lecteurs à «débattre sans se battre» au sein des commentaires sur son site. Comment ? En essayant de «commenter sur le fond et d’éviter les attaques ad hominem» et de «ne pas entrer dans un cercle vicieux de réponses stériles entraînant une impossibilité d’échanger dans la compréhension mutuelle», précise le média en ligne.
Selon un sondage Opinionway réalisé en 2018, 87% des Français avaient le sentiment qu’on privilégiait davantage la polémique que le débat constructif dans les médias. Trois ans plus tard, le paroxysme de ce phénomène semble avoir été atteint : attaques personnelles, cacophonie ambiante, manichéisme systématique seraient le lot quotidien de l’actualité politique. Certains plaident pour améliorer la qualité du débat public en y injectant de la nuance.
«L’écho qu’a reçu mon livre prouve cette phrase de Camus : nous étouffons parmi ceux qui pensent avoir absolument raison», raconte Jean Birnbaum, journaliste et essayiste, auteur du livre «Le Courage de la nuance», paru aux éditions du Seuil en mars dernier. Dans son ouvrage, il fait référence à des auteurs tels que George Orwell et Bernanos. Son objectif : montrer à ceux qui désespèrent de voir le débat sombrer ainsi qu’ils ne sont pas seuls. «Je ne vous cache pas que ce livre nous a inspirés pour le manifeste», avoue d’ailleurs Jérôme Chapuis.
La fabrique du débat idéal
Face à des idées tout aussi extrêmes que le ton avec lequel elles sont exprimées, les journalistes doivent choisir entre foncer tête baissée ou marcher sur un fil. «Un des grands enjeux des médias aujourd’hui consiste non seulement à faire vivre la nuance, mais aussi, dans une période de brutalisation du débat public, à ne pas occulter une partie des discours», conseille Jean Birnbaum.
N’éluder aucun thème, Jérôme Chapuis l’affirme, il s’y applique dans les pages de son journal. Le tout en restant vigilant sur ce qu’il nomme « les termes du débat« , surtout dans le traitement de sujets sensibles. «Par exemple, nous n’avons aucun problème à parler des questions d’identité, religieuses, de migrations ou d’inquiétude démographique.»
Camille Girerd, rédactrice en chef de l’émission «C Politique» sur France 5, fait elle aussi partie de ceux qui font le pari de la nuance : «Pour nous, apporter des éléments au débat ne signifie pas créer du clash, il s’agit de donner des clés de compréhension. Mais on n’a pas l’impression d’inventer quelque chose : c’est juste le journalisme.» Jérôme Chapuis rejoint cette conception du métier : «On se fait des illusions si on imagine qu’on va y voir plus clair après un clash. Dans le journalisme, on ne fait pas œuvre utile quand on aborde ainsi les débats.» Il y préfère tout ce qui permet à une parole de se déployer sans pousser l’interlocuteur à la faute ou susciter l’agacement et les entretiens menés par des intervieweurs exigeants. Citant en exemple des émissions du service public «qui font plutôt du bien» comme les programmes politiques de France 5 ou encore «28 minutes» d’Arte.
«Les débats ce doit être cela : des personnes qui discutent d’un même sujet avec des points de vue différents pour amener des éléments d’information. L’idée c’est d’introduire de la complexité, pas que tout le monde soit d’accord», présente Camille Girerd. Dit comme cela, le principe coule de source. Toutefois, «la difficulté de l’aspect modéré des choses et de l’absence de clash, reste d’apporter de la contradiction malgré tout», admet-elle.
La contradiction constitue le nerf de la guerre. Certains journalistes n’auraient-ils pas tendance à l’oublier ? La nuance n’apparaitrait-elle pas comme une solution pour ne pas se mouiller ? Le reproche est parfois fait à ses défenseurs : ils seraient tièdes. Pire, «ils peuvent même être accusés d’être mous, d’être des bien-pensants, des tocards, des lâches», décrit Jean Birnbaum.
Prisonniers de l’ère du clash
«On est dans une économie marginale de la transgression. Pour capter l’attention, il faut aller de surenchère en surenchère», explique Christian Salmon, auteur de «L’ère du clash», publié chez Fayard. Une période hostile à ceux qui ne jouent pas son jeu. Dans ses œuvres, le chercheur décrit une atmosphère d’affrontement et de défi permanent, reflété par certains médias. Dans ce contexte, indique Jérôme Chapuis, «l’audience des chaînes d’info en continu dépend beaucoup du caractère éruptif de leur contenu. Elles ont une responsabilité particulière».
Pour Olivier Abel, signataire de l’appel de La Croix, philosophe et spécialiste de Paul Ricoeur, «celui qui clame le plus fort sa vérité arrive à la vendre le plus.» Peu importent alors la vérité et les faits, si chers aux journalistes. «Il faut du direct, il faut du fort, il faut du témoignage, de l’émotionnel. Le clash, bien sûr, est émouvant, facile, et se fait rapidement. On a envie d’adhérer à quelque chose de simplifié, qui enfin nous éclaire sur la complexité du monde. Que ce soit vrai ou faux», ajoute le philosophe.
Les médias demeurent à la fois victimes et coupables de cette spirale infernale, alimentée par un univers politique polarisé et des réseaux sociaux avides de conflits. «Il y a une dizaine d’années, sous leur influence, on nous a demandé d’être plus impertinents, plus provocateurs, ce qui pouvait s’avérer utile. Aujourd’hui, on arrive au bout de cette logique. On ne peut plus se contenter d’une fausse impertinence, d’une fausse indignation», affirme Jérôme Chapuis.
«Le courage de la nuance»
Les lecteurs, en bout de chaîne, se lassent eux aussi de la situation, si on en croit le directeur de la rédaction de La Croix : «Il existe clairement une demande de toute une partie du public pour un peu plus d’exigence et un peu plus de modestie de la part du journaliste», constate-t-il.
Un sentiment partagé par le philosophe Olivier Abel : «Dans la vie quotidienne, les gens sont attentifs et respectueux les uns des autres. On observe un écart énorme entre la réalité vécue dans la société et sa représentation dans les médias. Selon moi, il y a un besoin chez les gens de retrouver le temps long et la réflexion.» Jean Birnbaum va même plus loin, convaincu que certains lecteurs, auditeurs et téléspectateurs considèrent la nuance comme «un acte de bravoure».
Ne pas succomber à la tentation du clash, «cela demande du cran, des nerfs, du sang-froid. Et à ne pas surréagir, ne pas chercher à tout envenimer, on rend service à nos lecteurs», résume Jérôme Chapuis.
Sortir du combat permanent
Pour s’extirper de cet engrenage de la polémique et des coups bas, certaines contraintes doivent être évacuées, contournées, ou même snobées. «Quand on fait un magazine hebdomadaire on a l’occasion de travailler les sujets en profondeur, d’avoir des reportages, d’inviter des intellectuels, face à des gens avec une expérience de terrain comme des associatifs ou, à l’époque, des gilets jaunes…», indique Camille Girerd. Cela suppose aussi pour les invités d’avoir le temps d’exposer leur point de vue. La première partie de «C Politique» dure pas moins d’1 h 15. Autre avantage en la faveur de l’émission : une faible contrainte des chiffres. «À la télé, la question de l’audience reste omniprésente, mais sur le service public, et qui plus est, sur France 5, on ne subit pas une énorme pression comme si on était «L’Émission politique» de France 2 », admet la journaliste.
Un journalisme de la nuance, c’est un journalisme nécessaire,
mais aussi héroïque et fragile.
Le philosophe Olivier Abel est, quant à lui, catégorique sur la question : «Il faudrait mettre entre parenthèses l’audimat. C’est une unité de valeur hyper instantanéiste qui fausse complètement la perception de la réalité, y compris la réalité médiatique.» Peut-être une solution pour sortir de «l’ère du clash».
Plus largement, la sécurité de l’emploi et la liberté de discours au sein d’une rédaction jouent en faveur de la nuance. «Un journaliste en CDI a plus la capacité d’être franc et d’animer le pluralisme. Pour être nuancé, il faut avoir la possibilité de s’opposer au culte du clash lors de sa conférence de rédaction», raconte Jean Birnbaum, directeur du Monde des Livres.
De l’interêt de la mesure
Plus qu’un simple appauvrissement du débat public, pour les défenseurs de la réflexion et de la mesure, l’enjeu est aussi celui du maintien de la démocratie à flot. «Un journalisme de la nuance s’impose comme nécessaire mais aussi héroïque et fragile. Surtout face à une lame de fond d’une puissance hallucinante : on voit bien qu’on vit dans une période où le fantasme de la guerre civile apparaît omniprésent et favorisé par la mauvaise foi, la suspicion et les fake news, commente Jean Birnbaum. La presse demeure un des contre-pouvoirs démocratiques. Et la force vulnérable des démocraties, c’est le doute.» D’autant plus que «ce qui se passe dans le théâtre médiatique donne le ton à toute la société», d’après Olivier Abel.
«Nous ne voulons faire la leçon à personne, mais souligner que nous, médias, avons une responsabilité première dans l’organisation du débat public. Une partie importante de notre métier consiste à faire en sorte que la parole circule bien entre les différents acteurs de la société.» À l’approche de l’élection présidentielle, cette mission prend tout son sens.
Maxime Asseo (@maximeasseo) et Océane Provin (@oceprovin)