Journalistes politiques : prêts pour le spectacle ?

À six mois du premier tour d’une élection présidentielle qui s’annonce d’ores et déjà inédite, les journalistes sont déjà happés par le tourbillon médiatique provoqué par Éric Zemmour. Tandis que les protagonistes se lancent vers l’échéance avec des temporalités différentes, rencontre avec ceux qui couvriront la campagne.

« Il est frappant de voir à quel point les choses sont gazeuses, comme le dirait Alain Duhamel (chroniqueur à BFM TV, NDLR)», confesse Céline Pigalle. Assise dans un fauteuil bleu de l’auditorium de Radio France, la directrice de la rédaction de BFM TV jette un regard précis sur les événements politiques des jours précédents. « Depuis le début de la campagne, il y a tout le temps des retournements de situation, comme l’exemple de Xavier Bertrand qui a annoncé hier soir (lundi 11 octobre, NDLR) qu’il participera au congrès des Républicains alors qu’il clamait le contraire depuis six mois. On a un paysage politique émietté.»

Une élection illisible

L’échéance est attendue, en témoigne l’audience réalisée par BFM TV lors de la diffusion du débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, le 23 septembre. 3,5 millions de personnes étaient devant leur poste selon les chiffres de Médiamétrie. Pour les journalistes politiques, chargés de couvrir l’évènement, la date est aussi très attendue. « Couvrir cette présidentielle est l’équivalent d’une Coupe du monde pour un journaliste sportif. Tout le monde attend cette échéance, qui implique un investissement constant et intense », s’amuse Hadrien Mathoux, journaliste politique à Marianne. Ton posé, il poursuit : « La spécificité d’une élection présidentielle : tout bouge beaucoup. On accompagne les candidats avec le défi d’identifier les bonnes sources, à savoir le porte-parole, les proches comme les assistants ou les conseillers… Il y a un réel intérêt d’avoir des sources variées. L’intérêt principal du papier consiste à connaître les gens

Du côté du service public, on essaie aussi d’anticiper les enjeux de cette campagne à l’aspect inédit. « On arrive à la fin d’une ère : la fin des partis. On voit bien qu’il y a des dissidents. C’était déjà le cas avec Macron il y a cinq ans et je tends à penser que cela s’est renforcé. Cela rend l’élection illisible », déclare Jean-Philippe Baille, directeur de la radio Franceinfo, lors d’une conférence à Média en Seine.

Le journaliste doit d’abord observer ce qu’il se passe très modestement et rester attentif à ce que font les uns et les autres.

Catherine nayl

L’incertitude oblige les rédactions à de la souplesse dans la préparation de la couverture de l’évènement. Catherine Nayl, directrice de l’information à France Inter, prend un temps de réflexion, avant de mettre en garde. « Le journaliste doit d’abord observer ce qu’il se passe très modestement et rester attentif à ce que font les uns et les autres. On peut ensuite observer s’ils progressent, mais toujours sans décider si oui ou non, ils sont légitimes

Yannick Jadot (à gauche) et Sandrine Rousseau (à droite), face à des journalistes lors de la primaire des Verts. Crédit : MEHDI FEDOUACH / AFP

Dans cette lignée, Fabien Namias, directeur général adjoint de LCI, met en avant une volonté de ne pas tout contrôler et de suivre l’actualité en temps réel. «Couvrir sans subir, ça voudrait dire qu’on pourrait avoir la main sur tout, affirme-t-il face à l’auditorium de Radio France. C’est impossible ! On doit observer très modestement.» Pour Laureline Dupont, directrice adjointe de la rédaction de L’Express, il serait dangereux de trop anticiper puisque « beaucoup d’élections ont eu des scénarios un peu fous », à l’image de la dernière en date en 2017, avec les déboires judiciaires de François Fillon. « Il n’y a rien de plus excitant pour un journaliste que de voir émerger dans des élections un personnage inattendu, et je ne parle même pas de Zemmour. Les mondes politiques et journalistiques sont tellement codifiés… Il est nécessaire d’avoir des personnes qui les cassent !»

Une temporalité différente

Dans la plupart des rédactions, les services politiques sont très cadrés. Des journalistes, attitrés, sont chargés de couvrir un parti ou de suivre un candidat nommé. Hadrien Mathoux s’apprête à couvrir sa deuxième course à la présidence à Marianne. Avec un rôle bien défini. Au bout du combiné, il explique : « Je suis chargé de couvrir toute la gauche, du Parti Socialiste à l’extrême gauche. Une personne s’occupe de la droite, une autre de l’actualité de la majorité. Pour 2022, on a également reçu un renfort au service politique

A six mois de l’échéance, tous les candidats présumés ne se sont pas déclarés tandis que certains partis n’ont pas encore choisi leur représentant, à l’instar des Républicains. Une différence de temporalité entre partis, qui se répercute entre journalistes politiques d’une même rédaction. A Libération, Charlotte Chaffanjon couvre la gauche. Pour elle, la charge de travail est – pour l’heure – bien inégale avec ses collègues. «Que vous soyez chargé de suivre les Verts, qui ont déjà eu leur propre primaire, qui n’est rien d’autre qu’une mini-élection, ou la majorité avec un président sortant toujours pas officiellement déclaré, la temporalité est bien différente. Certains journalistes seront bien plus fatigués que d’autres, avant même les gros rendez-vous de la campagne

La vraie campagne, celle des meetings et des déplacements
sera la même pour tout le monde : à partir de janvier.

Hadrien mathoux

Un décalage que tient à nuancer Hadrien Mathoux. « Pour l’instant, le calendrier n’est pas le même pour tous. Mélenchon, par exemple, s’est déclaré très tôt. Mais la vraie campagne, celle des meetings et des déplacements sera la même pour tout le monde à partir de janvier », affirme-t-il. Du côté de LCI, on tente aussi de relativiser. « Il y a quelque chose qu’on ne pourra pas ne pas subir : le rythme de la campagne. On fait face à une rivière qui sort en permanence de son lit. Par contre, on peut choisir les points de vigilance”, glisse Fabien Namias, avant d’enchaîner. «On peut mettre en place des gardes fous : comment peut-on ne pas subir la pression des réseaux sociaux ? Comment peut-on ne pas subir l’avalanche de sondages, en les hiérarchisant ? Comment peut-on ne pas subir les polémiques sur le traitement de certains candidats ? Il y a donc un certain nombre de pressions sur nous que l’on peut gérer.»

LE CAS ZEMMOUR

L’autre enjeu auquel est confronté l’ensemble des services politiques, n’est rien d’autre que le cas Éric Zemmour. Nombreuses sont les voix à s’élever pour commenter le traitement du polémiste et essayiste dans les médias. Sur les plateaux de télévision, dans les studios radio, sur les réseaux sociaux, partout la même question revient : les médias français fabriquent-ils le candidat Éric Zemmour ? 

Pas plus tard que la semaine dernière, Ian Brossat, directeur de campagne de Fabien Roussel, candidat communiste, fustigeait les médias sur Franceinfo, coupables selon lui d’avoir « produit » Éric Zemmour. Face à ces interrogations, les réponses offertes par les rédactions ne sont pas toutes sur la même longueur d’onde. BFM TV a par exemple très tôt consacré une place importante à celui qui n’est pas encore candidat. « Pour moi, il y a un papier qui est essentiel dans cette histoire, celui de L’Express, en mars dernier qui disait « il va être candidat »; C’est ça le métier de journaliste : exprimer ce qui se passe », justifie Céline Pigalle, avant de préciser laconiquement : « Je pense qu’il ne faut pas qu’on le laisse nous faire subir l’ambiguïté qu’il entretient depuis des semaines. On doit l’interroger sur son programme, le confronter à ses anciennes déclarations etc. »

Fabien Namias tend à croire qu’il ne faut pas séparer le lien entre information et Zemmour. « Le simple fait qu’il se présente ou pas est en soi une information. Donc il faut en parler, en débattre, le commenter. Et s’il n’est pas candidat, il faut également se poser la question : qui prendra ses voix ?»

Franceinfo, de son côté, a dans un premier temps choisi d’adopter la posture inverse, avant d’être rattrapé par la polémique. Le 10 octobre, la direction de la chaîne a dû rectifier les propos de Gilles Bornstein – qui avait lancé que Zemmour « n’avait pas le droit de venir » – en expliquant que le polémiste ne serait pas invité tant qu’il ne serait pas officiellement candidat à la présidentielle. Lucide, Sophie Guillin, directrice de la chaîne télévisée Franceinfo, reconnaît une erreur : « Oui, Éric Zemmour occupe le champ médiatique actuellement. Il y a eu une erreur sémantique. On voulait l’inviter à partir du moment où il serait officiellement candidat ». A ses côtés, Jean-Philippe Baille est du même avis. « On a subi la promotion de son ouvrage. FranceInfo ne voulait pas participer à cette campagne cachée », admet-il.

Éric Zemmour n’est pas une création des chaînes d’information en continu et des médias.

céline pigalle

Plus circonspecte, Laureline Dupont pointe du doigt les failles éditoriales des chaînes d’informations en continu. « Je trouve qu’il y a une responsabilité médiatique au départ. Quand le livre sort en septembre, il est sous embargo. Le Figaro Magazine doit sortir les bonnes feuilles, mais finalement, le journal décide de faire fuiter les bonnes feuilles dans plusieurs rédactions, se remémore-t-elle. Les chaînes d’informations en continu s’en emparent et ont fait des plateaux avec des éditorialistes qui n’ont même pas lu le livre et qui ont juste vu trois extraits sur un PDF !» Elle soupire. « On a occupé l’antenne sans prendre soin de décortiquer et démonter les idées de Zemmour. C’était juste l’écume… donc un traitement un peu léger.»

Ils sont néanmoins plusieurs à vouloir tordre le mythe d’une création médiatique. Fabien Namias est de cet avis : « Zemmour est un homme de média, ne l’oublions pas. Il a d’abord été journaliste, avant d’être chroniqueur sur le service public. Les responsables politiques, même à l’Élysée, ont choisi de rendre Zemmour crédible en tant qu’homme politique.» Acquiesçant aux propos de son confrère, Céline Pigalle poursuit : « Je crois qu’il est illusoire de penser qu’en donnant de l’importance et de la visibilité à quelqu’un, on peut le rendre présidentiable. Éric Zemmour n’est pas une création des chaînes d’information en continu et des médias.»

Tom MassonMaxime Dubernet

Tom Masson (@MassonTom1) et Maxime Dubernet (@MaxDubernet)