Le storytelling, premier acte de la campagne

Pour devenir locataire de l’Élysée, le storytelling est un passage obligé. Sur le papier, la stratégie reste la même mais le mécanisme se complexifie. Conséquence toujours plus marquée de la personnification du champ politique.

Scènes de vacances, photographies familiales ou interviews-confessions, les politiques se mettent en scène avec un objectif : partager un récit avec les électeurs. Le storytelling – traduisez littéralement « raconter une histoire » – se décline désormais sous des formats toujours plus nombreux, mais garde en fil rouge la construction d’un parcours singulier.

« Le storytelling est souvent réduit à l’usage du récit à des fins de manipulation alors qu’il s’agit d’un dispositif techno-rhétorique. Fil narratif, système de langage, temporalité et networking s’associent pour former une sorte de carré magique », explique Christian Salmon, chercheur et journaliste. Il a publié. Le storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007), un ouvrage qui a fait date, en parallèle de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République.

Pour Julien Longhi, linguiste et professeur en sciences du langage à l’université de Cergy-Pontoise, la campagne présidentielle de 2007 s’affirme même comme un « point de bascule, qui a lancé une personnification, un storytelling, incarné par François Hollande lors du discours du Bourget. Il y raconte son enfance en Normandie, son évolution politique. » Autre exemple : Marine Le Pen, qui en 2017, dévoilait à Karine Le Marchand sa recette de far breton dans l’émission « Une ambition intime », diffusée sur M6 pendant la campagne présidentielle. 

Se raconter soi-même est désormais un passage obligé pour des politiques au profil de plus en plus individuel. À l’image d’Emmanuel Macron, Eric Zemmour ou Arnaud Montebourg : les candidatures hors parti se multiplient, symptôme d’un déclin avancé des formations traditionnelles. Pour Philippe Riutort, sociologue spécialiste de la communication politique, « ces structures ad-hoc sont créées dans un but de célébration d’un candidat lorsque la campagne arrive. Elles s’endorment entre deux élections, ce qui montre bien leur incurie. » Surtout, « les hommes politiques sont obligés de construire le discours qui est un peu le fantasme de la Ve République : la rencontre d’une personne avec le peuple. Elle procure une sorte d’onction, non divine, mais populaire, quelque chose de mystique.» Conséquence : « les candidats sont tous obligés de dire “je” pour sortir du carcan statutaire, de la définition par une appartenance un peu abstraite », affirme le sociologue Claude Poissenot

Déclin des partis, bouleversement des récits

Le divan de Karine Le Marchand, le plateau de Cyril Hanouna, les réseaux sociaux : l’offre médiatique se fait toujours plus grande. Un vaste panel de canaux mais pour y dire quoi ? 

Le déclin des partis amorcé, les candidat.e.s doivent se construire seuls et le renouvellement ne passe pas nécessairement par la construction d’un programme. Pour Claude Poissenot, ce qui fait la différence, c’est « la capacité à incarner, à montrer que l’on est l’homme [ou la femme] du moment ». « Nous ne sommes plus au Parlement de la IIIe République avec des discours entre Jaurès et Clémenceau », ajoute Philippe Riutort. Aujourd’hui tout va plus vite, le temps n’est plus aux tirades et le storytelling s’effrite au profit du diktat de la petite phrase qui s’empare de la scène politico-médiatique. 

Dans ce domaine, certains sont plus habiles que d’autres. Personne ne saurait citer une proposition claire d’Eric Zemmour, ce que l’on retient du personnage, « ce sont les éléments qui font polémique », poursuit le sociologue. « Ils ne passent plus six mois à rédiger un programme mais à élaborer des coups pour animer l’attention et rythmer la campagne », avance Philippe Riutort. Le discours s’adapte et le sociologue l’admet, « on ne fait plus de politique de la même façon. Avec des qualités de rhétorique, d’orateur, vous paraissez agressif, vindicatif. » Dans cette jungle médiatique où l’art de raconter des histoires se mêle au buzz, certains candidats bénéficient de ce que Claude Poissenot appelle « la prime à l’entrant, un avantage pour ceux qui ne sont pas inscrits dans des partis compromis par l’exercice du pouvoir. Au contraire, il y a la peine pour les sortants, ceux qui ont exercé le pouvoir. » Les présidentielles constituent l’exception qui confirme la règle des scrutins français où la prime est plus souvent donnée aux sortants.

À bientôt sept mois des présidentielles, les candidats vont devoir déterminer leur stratégie pour capter l’attention des électeurs. Claude Poissenot, sociologue et Julien Longhi, linguiste, partagent leur analyse du discours politique à mi-chemin entre narration et culture du buzz.

« Devenir l’élu en tant que personne gratifie d’un point de vue subjectif. Mais pas la peine d’avoir un programme, qui brouille, inscrit dans la quotidienneté, dans le caractère extrêmement technicien », résume Claude Poissenot. Le lancement de plusieurs candidatures en dehors des partis, à droite comme à gauche, révèle donc un processus de personnalisation de la vie politique. 

Le risque d’une fragmentation de la narration

L’offre politique s’étoffe au fur et à mesure que l’électorat se fragmente, créant plusieurs récits, concurrents voire contradictoires. Le linguiste Julien Longhi explique que, lors du dernier scrutin présidentiel, « François Fillon portait à droite un programme assez homogène. En réalité, il existait plusieurs sous-comptes Facebook et Twitter : Fillon et les entrepreneurs, Fillon et et les jeunes, Fillon et les professionnels de santé… Résultat, l’Etat y était soit très protecteur, soit ultra libéral. » Le langage permet alors non seulement d’ancrer plusieurs thématiques dans le discours politique. « Des mots-clés vont être martelés, comme le terme “immigration” pendant la campagne de 2002. Les arguments ont une validité plus ou moins forte selon les candidats et l’appréciation de leur programme. »

Cette inflation d’histoires nuit à la crédibilité du narrateur.

Christian Salmon

Cette quête d’efficacité peut se heurter à plusieurs obstacles lorsque les récits se font trop abondants. En 2007, Nicolas Sarkozy pose avec sa nouvelle compagne Carla Bruni dans le parc d’attractions Disneyland Paris. En 2008, la crise financière frappe et contraint le chef de l’Etat à changer son storytelling. Jusqu’à en abuser. « Il a tellement multiplié les histoires racontées qu’il a dévalorisé la confiance, décrit Christian Salmon. Cette inflation d’histoires nuit à la crédibilité du narrateur. D’un récit néolibéral, il est passé à une narration presque d’extrême gauche. »

De nouveaux outils qui réinventent les récits

Au risque d’une perte de cohérence ? Le sociologue Philippe Riutort pointe l’accoutumance des électeurs à la consommation de contenu politique. « Le storytelling fonctionnera pour les plus intéressés. Un grand nombre d’électeurs ne lisent pas les livres politiques, ne regardent pas les interviews, et pourtant, ils votent. » Les électeurs baignent au milieu d’une abondance de récits dont ils connaissent les codes. La mise en place d’un storytelling dépend en fait de la personnalité du candidat et de son équipe de communicants. « Franchement, je ne vois pas Zemmour nous raconter ses enfants, sa vie, ce n’est pas le registre qu’il a choisi », fait remarquer Philippe Riutort.
Pour réussir le coup parfait, la simple volonté de se dévoiler ne suffit pas. Les candidats doivent se saisir des nouvelles plateformes de communication car l’émergence des réseaux sociaux ne rime pas avec épuisement du storytelling. Ce canal permet au récit héroïque de se perpétuer, selon Julien Longhi, grâce à une « disponibilité un peu nouvelle et une offre de certaines plateformes pour pouvoir faire du storytelling de manière intelligente ou au moins un peu nourrie. Est-ce qu’ils le feront ? Ce sera un des enseignements de la campagne ».

Lauryane Arzel (@lau_arzel) et Ludivine Ducellier (@Ludivine_D)