Photojournalisme : on ne badine pas avec la com’

Dans un contexte de communication politique intense, les photojournalistes doivent forcer le passage, s’arranger avec les contraintes qu’on leur impose, outrepasser les règles. Le défi ? Couvrir les élections, sans jamais tomber dans la com’.

Mardi 8 juin 2021, Emmanuel Macron reçoit une gifle. La scène, qui se déroule lors d’un déplacement présidentiel dans la Drôme, est filmée au téléphone par un complice. Tous les médias en parlent, mais aucun photographe professionnel n’a pu immortaliser l’instant. Pourtant, ils sont là… trop loin. Regroupés dans ce qui s’appelle un pool, une zone à ne pas dépasser, mis en place par les équipes de communication pour maîtriser l’image des politiques. De quoi rendre plus difficile le travail des photojournalistes politiques. Car une photo peut faire et défaire une carrière ou une élection.

« L’Elysée est un parcours de mini-golf »

Les voilà parqués derrière des barrières, rassemblés en pools. L’Elysée est « un parcours de mini-golf », où « il nous est interdit de marcher sur le gravier », ironise Stéphane Duprat, photojournaliste pour l’agence Hans Lucas. « On entre deux par deux, et au quatrième point de contrôle, on est dans l’Elysée. Tu arrives à 9h30 et tu déclenches à 11h30. Il y a un endroit spécial pour la télé, pensé pour que l’on ne voit pas les photographes. »

Pool de journalistes, à l’Elysée, d’après des images de LCP. @Julie Malfoy

Les pools ne concernaient auparavant que les visites officielles du Président, explique Patrick Gherdoussi, photojournaliste indépendant et président de l’agence Divergence. « Ils se justifient pour certaines situations. Nous sommes de plus en plus nombreux sur les reportages. Avant pour une actualité quelconque, on était six ou sept reporters, contre vingt aujourd’hui. » Et la tendance à recourir aux pools se généralise : en politique, mais aussi dans le milieu sportif. Une amplification « problématique » pour Stéphane Arnaud, rédacteur en chef du service photo de l’AFP à Paris : « Avant, ils existaient pour des raisons de sécurité. Avec le terrorisme, tout le monde était plus vigilant à l’accès aux personnages publics, puis il y a eu des raisons sanitaires. Mais ce phénomène est de plus en plus difficile à comprendre, maintenant qu’on est sorti de la crise. »

Alors, pourquoi ces pools ? « Ça arrange les communicants, poursuit-il. C’est synonyme de moins de prise de risques, d’une plus grande maîtrise de l’image. » Pour contrer les photos qui pourraient éventuellement desservir les candidats.

« Les communicants t’expliquent comment faire ton travail »

Pourquoi n’a-t-on vu qu’une image d’Emmanuel Macron à Marseille, au Pharo, en parcourant les différents médias ? Même fond, même cadre, plan plus ou moins rapproché. « Lorsque tu fais partie d’un pool, tu ne peux pas avoir de stratégie. Tes clichés vont être distribués à toute la presse après », explique Jacques Witt. « On a l’impression d’avoir la même photo partout, interchangeable, constate Stéphane Arnaud. Ça rend la photographie politique de plus en plus pauvre, c’est une image aseptisée, paramétrée, étalonnée. »

Emmanuel Macron, discours au Pharo à Marseille pour « Marseille en Grand » @JulieMalfoy

Un appauvrissement dû en partie aux pools, mais aussi au verrouillage orchestré par les communicants. « Ils essaient de maîtriser ce que tu vas faire et t’empêchent de faire ton boulot, note Patrick Gherdoussi. On en arrive à des absurdités, où tout le monde t’explique comment faire ton image ou pas. Nous, on a besoin de s’approcher, de voir ce que raconte cette personne aux électeurs. » Compliqué, surtout lorsque les caméras des chaînes d’info en continu « sont collées au candidat pour avoir la petite phrase. Impossible de faire des photos avec du recul ou de l’ambiance », s’attriste Jacques Witt, photojournaliste pour l’agence Sipa et membre du comité de liaison de la presse. L’association, qui gère la relation entre les pouvoirs publics et les journalistes, est pourtant censée lui permettre de suivre l’Élysée au plus proche. 

« Ils se demandent si la presse est toujours utile »

Avec les réseaux sociaux, la relation entre politiques et médias a encore basculé. « Les partis traditionnels se demandent peut-être si la presse est toujours utile. Les supports changent, et les politiques s’adaptent. On sait par exemple qu’Emmanuel Macron déteste les journalistes et passe par d’autres moyens de communication : il fait des vidéos avec McFly&Carlito », maugrée Stéphane Duprat.

Et quel que soit le réseau choisi, les communicants réalisent finalement eux-mêmes les clichés. Jacques Witt se souvient du récent dîner des Républicains à Nîmes, à l’occasion des journées parlementaires. « La veille du discours de Bertrand, une photo a été mise sur Twitter : tous les candidats étaient à une table pour dîner. La presse n’avait pas été conviée. » La photo n’a pas sa place dans les journaux, « elle n’a pas été reprise par les médias, même si le sujet a été abordé. »

Mais la relation de dépendance ne s’arrête pas là. « Les partis s’adressent directement au grand public à travers les réseaux sociaux et influencent les journalistes, qui sont les premiers consommateurs de leur contenu », se méfie Eric Baradat, ancien rédacteur en chef de la photo à l’AFP, entre 1996 et 2016. Preuve que « les communicants gèrent très bien leur boulot » et que les journalistes doivent être de plus en plus prudents.  

« Tout le monde perd en humanité »

 « On assiste à un rétrécissement du champ de la photographie politique. Leur image est désincarnée, déshumanisée. C’est marquant lorsqu’on se plonge dans les images des années 1960. On a accès à des personnes bien plus humaines », souligne Stéphane Arnaud. Pour lui, c’est un constat amer : personne n’y gagne. « Nous perdons en expression de presse et de couverture. Les personnalités aussi : les communicants ne se rendent pas compte que ça ne fait que les desservir. Toutes leurs interventions millimétrées les font se caricaturer tout seul et perdre en crédibilité. »

Aujourd’hui basé à Washington D.C., Eric Baradat a suivi les dernières élections américaines, celles de Donald Trump et Joe Biden : « La Maison Blanche donne un accès permanent aux médias, à tous, de la même manière. Le président ne peut pas sortir au restaurant sans qu’un minibus de journalistes ne le suive. Ce serait quasiment anticonstitutionnel de ne pas donner cette lecture de la vie présidentielle. » Les clichés sont variés et les photographes ne sont pas entravés dans leurs mouvements. « La photo politique est plus riche aux Etats-Unis qu’en France. » Et alors que la campagne présidentielle ne fait que commencer dans l’Hexagone, il faut trouver de nouvelles façons de couvrir cette élection. Les photojournalistes se préparent.

Être photojournaliste en période électorale

Dans les agences de presse comme l’AFP, l’objectif est de proposer une couverture des plus exhaustives : « comme nous nous adressons à l’ensemble de la presse, il faut produire des photos de chacun des candidats, et ce de manière équilibrée », explique Stéphane Arnaud, chef du service photo à l’AFP. Tout est mis en œuvre pour éviter de « surcouvrir » l’un des aspirants au pouvoir et ne pas reproduire l’erreur de 2002 : un emballement médiatique autour de Jean-Pierre Chevènement. « La presse parisienne était obnubilée par le candidat, si bien qu’au moment du premier tour, l’AFP n’avait même pas de photographe au QG de Jean-Marie Le Pen ! », se souvient – penaud – Eric Baradat, alors à la tête du service photo. 

Pour éviter ces déboires, chaque reporter est affilié à un candidat différent : « cela permet d’impliquer davantage le photographe dans sa couverture, de l’identifier auprès du candidat et d’adopter le même traitement photographique tout au long de la campagne », explique Stéphane Arnaud, de l’AFP.  Au cours des mois précédant l’élection, le photojournaliste développe donc une parfaite connaissance de son candidat, mais aussi de l’entourage. « Il sait qui sont les conseillers et détecte ainsi ce qui se joue en coulisses », raconte Simon Lambert, responsable photo pour Les Jours. C’est là l’occasion d’enrichir son carnet d’adresses, condition d’un travail réussi pour le photojournaliste : « Quand tu fais de la politique depuis dix ans, tu as des connexions, tu connais des gens, parfois ça peut t’aider », confirme Jacques Witt, affilié à l’agence Sipa, photographe depuis 1985.

Ainsi, alors que Stéphane Duprat, nouveau dans le monde du photojournalisme, se bat pour réaliser des clichés de Valérie Pécresse, Jacques Witt n’a lui qu’à faire appel à son « contact ». Tout pour éviter l’équipe de communication, jusqu’à négocier parfois directement avec l’homme ou la femme politique : « Nicolas Dupont-Aignan me connaît maintenant très bien. À chaque fois qu’il fait un meeting, j’arrive à m’approcher de lui. » À chaque candidat, donc, sa manière de communiquer. « Ceux qui n’ont pas l’habitude, comme Michel Barnier par exemple, peuvent se montrer méfiants », analyse Jacques Witt. Lors de leur première rencontre, le photographe glisse au candidat sa carte de visite pour réaliser des photos futures, « il ne m’a jamais rappelé ». Tandis que du côté des Verts, les équipes de communication sont réduites et le candidat, Yannick Jadot, est abordable : « c’est plus artisanal, moins control freak [NDLR : maniaque du contrôle] que La République en Marche », constate Simon Lambert. 

Négocier, parlementer, « gruger, ça fait partie du métier », estime Patrick Gherdoussi, photojournaliste indépendant. Lui anticipe déjà la manière de détourner les pools qui pourraient être mis en place par certains candidats. Selon lui, ils sont moins légitimes que ceux établis par le gouvernement. « On a besoin de prendre des images pour rendre compte de la situation du candidat, est-il populaire ou pas ? Dans ces cas-là, les photojournalistes se laissent moins faire, s’énervent et montent au créneau s’il le faut ». Se regrouper pour faire porter leurs voix, comme ils l’avaient fait lors du premier voyage présidentiel d’Emmanuel Macron au Mali, dans une tribune collective. Le chef d’Etat avait alors suggéré aux rédactions d’envoyer des journalistes spécialisés dans la défense et non pas des journalistes politiques. 

Photojournaliste qui « gruge » @JulieMalfoy

Cependant, ces mouvements restent rares et dans la pratique, il faut trouver des moyens de détourner efficacement les équipes de communication, « c’est la base de notre métier, passer au-dessus des contraintes », rappelle Patrick Gherdoussi. « Lorsqu’un événement a lieu en extérieur, il est plus facile pour les journalistes non poolés de jouer de leurs relations et de s’incruster pour réaliser des clichés. » Lors du déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille en septembre 2021, le président s’est rendu dans la cité de Bassens. « Plusieurs photographes qui avaient entendu parler de ce passage par les quartiers nords de la ville – non-inscrit à l’agenda officiel – sont allés sur place, sans accréditation. Résultat : ils ont obtenu des photos ! »

“Gruger” et anticiper 

Autre caractéristique indispensable au photojournalisme : l’anticipation. « Il doit aussi savoir ce que le candidat va faire, où il va aller. » Lors du salon de l’agriculture – lieu de prédilection des candidats à la présidentielle – l’AFP veille à multiplier le nombre de photographes, et à les positionner ailleurs que dans les pools rapprochés. « L’un de nos reporters va par exemple s’installer sur une passerelle pour avoir une vue surélevée du salon, un autre se placera au détour d’un couloir où le cortège va passer, un dernier sera à l’extérieur du salon, au niveau de l’entrée ou de la sortie ». Ainsi, chacun multiplie les prises de vue afin d’éviter de proposer une photo unique, celle shootée par le pool. 

C’est là que la créativité et le talent du journaliste entrent en jeu : chacun tente de sortir de ce cadre qui lui est imposé. Denis Allard, qui travaille régulièrement pour Libération, ne se cantonne pas à l’horizontalité habituelle, il propose des photos de travers défiant la gravité. De son côté, Stéphane Duprat profite de sa petite taille pour se mettre devant lors des séances photo organisées à l’Élysée : « là je fais des prises de vue au ras du sol et je travaille sur les gros plans. » Eliot Blondet, photographe pour l’agence Abaca, lui, se déplace avec un tabouret pliant sous le bras : de quoi se positionner en hauteur, et donner à voir une autre perspective encore. Quand les contraintes sont trop extrêmes alors les journalistes en jouent, comme Sébastien Calvet lors d’un meeting organisé par Ségolène Royal, en 2006, à Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire). L’estrade depuis laquelle la candidate prend la parole est particulièrement haute et les journalistes sont positionnés au niveau des pieds de Ségolène Royal. Alors, Sébastien Calvet photographie les souliers de la candidate. 

Nicolas Sarkozy, en Camargue en 2012 et des journalistes sur un tracteur. D’après une photographie de Dominique Faget, pour l’AFP @JulieMalfoy

« Il faut des images qui racontent qui sont ces gens, souvent malgré eux », voilà le secret pour ne pas tomber dans la communication politique. La tâche est ardue. Si les candidats verrouillent autant leur image, c’est aussi pour se servir de celles des photographes politiques, parfois « faire-valoir » du système. Alors les photographes montrent les failles de cette communication aseptisée : « on décrypte les coulisses, on révèle les mises en scène », s’amuse Éric Baradat, comme avec le détournement des photos de campagne de Nicolas Sarkozy, prises en Camargue, en 2012. Le candidat, à l’allure de cowboy monté sur un cheval blanc, est suivi par une horde de journalistes entassés sur un tracteur rouge. L’objectif de Dominique Faget capture la scène et sa photo décrédibilise l’image prévue à l’origine par l’équipe du candidat. « On n’est pas là pour faire une image de marque », assène Patrick Gherdoussi. 

Et puis il y a les impondérables, le genre d’événement que la communication ne peut pas contrôler : un orage qui s’abat sur le Pharo lors du déplacement officiel d’Emmanuel Macron à Marseille. « Là, il sort son parapluie, il y a une super lumière, le soleil couchant, le vieux port en fond. Non seulement il y a une partie esthétique mais un sens : le parapluie donne l’impression qu’il s’engage … mais pas trop. »  Typiquement le genre d’images que Simon Lambert recherche pour illustrer les articles de son média, Les Jours. Comme le site traite de l’actualité sur du long cours, il dispose de beaucoup de temps pour choisir des photos « qui ont du sens et colleront avec ce que le média veut raconter. » Souvent il se tourne vers de petites agences et des photographes indépendants, pour dénicher l’image originale. Celle qui n’aura pas été reprise par les autres médias. Une pratique chronophage, car avec l’arrivée du numérique, le nombre de photographies s’est démultiplié : « Quand on couvre un événement avec Emmanuel Macron, des centaines de clichés sont publiés dans les différentes agences et la bonne photo est rapidement ensevelie sous le reste »

Au grand dam de Jacques Witt, les iconographes disparaissent petit à petit et le choix des photos est de moins en moins réfléchi. « Pour illustrer leurs articles, les journalistes utilisent les premières images sur lesquelles ils tombent », sans opérer de réel choix. Pourtant privilégier un cliché plutôt qu’un autre est un geste politique qui n’est pas anodin et qui devrait être remis au premier plan. « C’est une représentation de la société », rappelle Simon Lambert. Une manière de voir la campagne électorale, tantôt sévère, taquine, railleuse ou maligne : un éternel jeu du chat et de la souris entre politiques et photojournalistes.  

Camille Bigot (@CamilleGranon) et Julie Malfoy (@Ju_mlfy)