Sans parrainages et sans programmes, les candidats à la présidentielle s’affrontent d’abord sur le terrain des sondages pour impulser leur dynamique. Un agenda politique imposé, dans lequel les médias sont prisonniers d’un véritable maelström.
Il est déjà partout et voilà que le gouvernement en personne nous annonce que ça va encore durer. “Pass sanitaire : pas d’allègement en vue avant le 15 novembre”, titre LCI ce 7 octobre 2021. Une actualité sanitaire prépondérante mais pas dominante, que le raffut de l’année présidentielle a encore supplanté avec un sondage. Un nouveau baromètre au “résultat exclusif” – formulation commode pour le marketing éditorial – comme c’est de coutume chaque semaine, sortait ce même jour et donnait pour la toute première fois un « même pas candidat » au second tour de l’élection présidentielle.
C’est la pleine saison pour les instituts de sondages. Dans les bureaux de l’Ipsos, Ifop, Elabe et autres BVA, on sollicite, on collecte et on met en forme pour vendre les photographies de l’opinion aux médias qui en raffolent. Parmi les grands titres de la presse qui ont choisi de suivre les trépidations de l’opinion cette année, il y a Challenges. L’hebdomadaire relaie depuis le printemps le baromètre Harris interactive, symbole de l’instantanéité consumériste. Le 7 octobre, il plaçait Éric Zemmour au second tour, offrant au média une visibilité rarement atteinte.
Qui dépassera les 10 % ?
“Un sondage coûte peu cher pour un retour sur investissement très intéressant. Ça fait du bruit autour de la marque Challenges« , se pâme Pierre-Henri de Menthon, directeur de la rédaction. L’année précédant l’élection présidentielle est une aubaine pour faire monter la mousse médiatique et faire parler de son canard. Mais quel est l’apport pour le débat de fond ? “J’ai dressé un portrait de Zemmour très détaillé cet été et qui va plus loin qu’un sondage, mais ça n’a pas eu beaucoup de retentissement. Les chaînes d’info en continu passent leurs soirées à commenter les sondages. Hier encore, j’ai été interrogé par CNews”, avoue, un peu amer, Rémi Clément, journaliste à Challenges qui participe au relais des baromètres hebdomadaires.
Dans une pré-campagne où tout va toujours plus vite, être un média et ne pas parler de sondages, ce serait rester à l’écart de la pièce qui se joue. Cette fois-ci plus que les autres, les présidentiables – désormais experts du storytelling – ont décidé de faire des sondages leur principal atout de campagne. À droite, Valérie Pécresse et Xavier Bertrand se livrent une course effrénée aux pourcentages pour s’éviter une primaire fratricide. À gauche, les candidats, tous entre 5 % et 10 % des intentions, refusent l’union. Du moins, tant que l’un d’eux ne domine pas les autres dans les sondages. À l’extrême-droite, Éric Zemmour, personnalité issue des médias, surfe sur une progression jamais observée dans l’histoire de la présidentielle et monopolise l’attention de ses ex-confrères.
Et l’intervalle de confiance alors ?
Dans ce bouillonnement, les lecteurs, qui représentent l’opinion, veulent tout savoir de l’opinion. “Tout le monde est pris dans ce tourbillon. Une variation d’un seul point devient LE fait politique du jour ou de la semaine, qui va être martelé et répété. Les deux derniers mois ont été très sondo-maniaques”, tance Roland Cayrol, politologue, pourtant ancien directeur de l’institut d’études et d’opinion CSA et auteur du livre Sondages mode d’emploi. La commission des sondages a décompté 25 enquêtes d’opinion entre mai et octobre 2021 sur le scrutin à venir, contre 16 sur la même période il y a 5 ans.
Un biais structurel semble habiter le mariage imaginaire entre médias et sondages : celui d’un nécessaire besoin de retour sur investissement, quitte à zapper quelques règles élémentaires de lecture. “La contrainte éditoriale imposée aux journalistes les empêche trop de parler de l’intervalle de confiance (les instituts de sondage ont obligation de les publier depuis 2016, nldr). Il s’agit d’une fourchette dans laquelle se trouve la probable vérité de l’opinion et dans laquelle il faut être précautionneux”, avertit Romy Sauvayre, maîtresse de conférence en sociologie qui mène des sondages pour ses recherches.
Course de chevaux
Traduction : dans un sondage, le résultat peut varier, quitte à faire basculer son sens. Mais comme il faut bien en sortir une info, le média a parfois tendance à l’oublier. “Toute la méthodologie est passée sous silence, donc on zappe le fait que ce ne soit pas forcément représentatif… Aussi parce qu’on a pas le temps d’en parler à l’antenne”, regrette Caroline Motte, journaliste au service politique de France Télévisions. Comme dans ce sujet qu’elle a réalisé pour le JT de France 3 du samedi 2 octobre.
Roland Cayrol va plus loin et regrette même un manque de profondeur : “C’est la mesure de la course de chevaux. Il n’y a presque plus de sondages sur le fond. Les sondages sur les intentions de vote sont les plus faciles à faire et les moins chers, surtout par internet.” Un choix de facilité parfois dicté par des contraintes économiques, qui, utilisé à outrance, témoigne d’une polarisation des sujets et d’un manque d’imagination des rédactions.
Le Parisien fait volte-face
Les sondages, toujours plus nombreux à chaque élection depuis 1981, seraient donc un impondérable du journalisme politique. Dans tous les médias, on s’interroge, on réfléchit, mais on se remet rarement en cause. En janvier 2017, Le Parisien décide de ne plus en commander. “Nous voulions montrer qu’on peut s’en passer, faire autrement et aller sur le terrain, vraiment à la rencontre des Français sans utiliser ce biais”, explique Didier Micoine, journaliste au service politique du quotidien.
Le pure-player Les Jours revendique, lui, de boycotter totalement les chiffres et les courbes. Une manière de se démarquer pour Raphaël Garrigos, codirecteur de la rédaction et très critique sur la pratique : “On voit le journalisme se biberonner à des sondages qui, le plus souvent, ne veulent rien dire. J’ai connu des fois où mon ancien journal, Libération, commandait des sondages et les journalistes étaient super excités quand les résultats arrivaient… Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on est journaliste, pour connaître les gens, on a juste à aller sur le terrain.”
Didier Micoine estime que traiter la campagne sur le terrain n’a rien d’incompatible avec le recours aux sondages : “Ils sont un instrument efficace. On peut s’en passer, mais c’est dommage de s’en passer tout le temps. Il faut les utiliser à bon escient. Ça reste des choses intéressantes qui se complètent bien avec du reportage.” Depuis les régionales de 2021, Le Parisien a fait volte-face et renoué un partenariat avec Ipsos.
Les médias peuvent difficilement ignorer cet outil qui monopolise l’actualité politique. En interne, le débat sur leur utilisation est posé plus que d’accoutumée, en raison des nombreuses candidatures incertaines. Cette interrogation sort même publiquement : durant la dernière quinzaine, Marianne y a consacré un dossier de douze pages. Le Monde a suivi en qualifiant les enquêtes d’opinion de “juges de paix de la précampagne” qui ont remplacé les primaires. Le Parisien prépare un décryptage sur le rapport entre les sondages et Zemmour. Et tiens, Raphaël Garrigos nous confie même que Les Jours y dédieront une série prochainement.
Anthony Derestiat (@Anthony_Derest) et Maxime Giraudeau (@Max_Giraudeau)