Zemmour partout, justice sociale nulle part

Centré sur les thèmes de l’immigration et de la sécurité, le débat de la pré-campagne présidentielle n’aborde que très peu le sujet de la justice sociale. Système médiatique favorisant les émotions et idées chocs, société droitisée, plusieurs facteurs expliquent cet état de fait.

Social, où es-tu ? Depuis le début des débats dans le cadre de l’élection présidentielle de 2022, cette interrogation est très frappante. D’autant qu’elle se justifie davantage au regard de l’accroissement des inégalités constaté à l’issue de la crise du Covid.

« À aucun moment on ne parle de la précarité, des injustices sociales, des conséquences de la pandémie qui touchent déjà jeunes et moins jeunes  », déplore Liliane, 65 ans. Pour cette ancienne militante socialiste, si tous les sujets doivent pouvoir « être mis sur la table », l’élection ne peut se faire « seulement sur l’immigration », sujet dont elle attribue une partie de sa récurrence dans l’actuel débat médiatique à « certaines chaînes d’information en continu ».

Un constat partagé par Chantal, 71 ans, qui voit plutôt d’un bon œil l’engouement autour de CNews. « J’aime cette chaîne parce qu’on y parle vrai, sans être dans le politiquement correct. En plus, j’y apprends beaucoup de choses, par exemple sur l’histoire de France », estime cette habitante des Pyrénées-Orientales.

Théorisée notamment par John Rawls dans son ouvrage Théorie de la justice publié en 1971, la justice sociale repose d’abord sur un constat. D’après le professeur américain, les hommes « [naissent] dans des positions sociales différentes, ont des perspectives de vie différentes, déterminées, en partie, par le système politique ainsi que par les circonstances socio-économiques ». L’application politique de la justice sociale doit donc permettre de corriger ces inéquités.

L’immigration monopolise le débat

À ce titre, l’élection présidentielle peut être un lieu de prédilection pour évoquer la question sociale. Les récents sondages confirment l’intérêt que portent les Français à cette thématique. Dans une enquête OpinionWay pour Les Echos publiée fin septembre 2021, 48 % des personnes interrogées placent le pouvoir d’achat comme la préoccupation majeure de cette campagne. La sécurité (46 %) et la protection sociale (43 %) complètent le haut du tableau.

Mais pour l’heure, l’immigration et l’islam polarisent l’attention médiatique. Pour Abel Mestre, journaliste politique au Monde, cette pré-campagne tourne autour de l’arrivée d’Eric Zemmour et de ses thématiques. « Une séquence très particulière » dans laquelle la notion de justice sociale est occultée. « Lorsque l’on rentrera dans une phase de campagne “classique”, avec les débats par exemple, la question sociale émergera de façon naturelle ». 

De façon naturelle, certains candidats classés à gauche, ont eux décidé de placer la justice sociale au cœur de leur programme. Fabien Roussel, Jean-Luc Mélenchon ou encore Anne Hidalgo ont ainsi fait part de leur sensibilité sur cet enjeu. À ce jour, difficile de se faire entendre tant le phénomène Zemmour concentre toute l’attention. « Il faut bien différencier la façon dont les médias télévisuels traitent de cette pré-campagne et la façon dont se passe la campagne des candidats, notamment ceux de gauche », tient à nuancer Abel Mestre.

L’émotion guide-t-elle le vote ?

Pour Hervé Mathurin, ancien journaliste politique au quotidien Sud Ouest, les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux mènent la danse pour imposer les sujets du débat, en particulier ceux liés à l’immigration et à la sécurité. Selon lui, les émotions, en particulier la peur, sont, pour les médias, un outil pour réaliser davantage d’audience. Il illustre son propos par l’affaire dite « Papy Voise », lors de l’élection présidentielle de 2002. Une personne âgée s’était fait agresser : un fait divers qui avait pris « des heures et des heures d’antenne ». « L’affaire était montée en épingle par la droite pour montrer que la gauche se moquait de l’insécurité. Ça a fonctionné. Il n’y a rien de plus communicatif que la peur », note Hervé Mathurin. 

Une vision que tient à pondérer Abel Mestre. Pour le journaliste du Monde, « les dynamiques de vote étaient déjà enclenchées ». Il met ensuite en cause « la responsabilité des sondages » qui au cours de l’année précédente ne cessaient de donner Jacques Chirac et Lionel Jospin au second tour. Le candidat du Parti socialiste est alors passé à côté de sa campagne. Soucieux de l’électorat centre-droit, il n’a pas mené une campagne de gauche, créant un sentiment de frustration chez cet électorat qui s’est dilué dans les votes du premier tour. À la stupeur générale, le 21 avril 2002, le candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen termine deuxième de l’élection.

Société droitisée, justice sociale oubliée

Aujourd’hui, la thématique de la justice sociale peine à se faire entendre dans le traitement médiatique de l’information. La droitisation d’une partie des médias sous l’influence de l’homme d’affaires et milliardaire, Vincent Bolloré, peut partiellement expliquer ces choix éditoriaux. Les plateaux des chaînes d’information en continu sont de plus en plus animés par des journalistes et éditorialistes de droite maniant les codes des débats actuels. Les clashs et les provocations en tout genre rythment le quotidien de ces chaînes. Des séquences que l’on retrouve ensuite sur les réseaux sociaux, créant des bulles artificielles médiatiques autour de certains sujets.

Le jeu des joutes verbales ou, comme l’appelle l’écrivain et chercheur Christian Salmon, « l’économie marginale de la transgression » participe à créer une émulation médiatique.  « Le phénomène Zemmour fonctionne ainsi. Il faut à chaque fois capter l’attention par une déclaration transgressive, surenchère par surenchère. Une fois que vous avez dit “Pétain a protégé les Juifs”, il faut dire quelque chose de pire », détaille l’auteur du blog « 2022,  la fabrique d’une élection ».  

Derrière ce constat du basculement des médias vers la droite de l’échiquier politique, il existe aussi une réalité sociologique. Les dernières enquêtes d’opinion de l’Ifop au mois de juillet 2020, traduisent cette droitisation croissante de la société. Au mois de juillet 2020, 39 % des sondés se déclaraient de droite, soit une hausse de 5 points par rapport au mois de juin 2019. Les questions de justice sociale sont alors reléguées au second plan par les médias et traitées de manière « très froide » voire « clinique », souligne Abel Mestre.

Malgré tout, ce constat peut être nuancé, notamment si on prend en compte les sujets abordés par les médias locaux. « La presse quotidienne régionale traite les questions de transports, de pouvoir d’achat ou de logement », tient à rappeler Manuel Valls. 

Constatant une « déformation, une représentation médiatique » par rapport à la réalité du pays, l’ancien Premier ministre ajoute « il ne faut pas qu’il y ait de décalage. Le retour au réel risque d’être très violent ».

Plusieurs mois séparent encore le débat médiatique actuel du début du scrutin. D’ici là, le sujet de la justice sociale parviendra-t-il à se glisser dans les interstices de cette élection ?

Nicolas Azam (@Nico_Azm) et Florian Mestres (@FlorianMestres)