RT France, le mauvais œil de Moscou

Oubliez les missiles, l’information est devenue la nouvelle arme d’influence massive. Comment la Russie tente-t-elle de déstabiliser l’opinion française avec sa chaîne made in Kremlin ?

À première vue, c’est une chaîne d’information en continu comme les autres. Bandeaux déroulants, plateau flambant neuf et invités plus ou moins connus se succèdent à la table des présentateurs. En direct et à grands coups de jingles épiques, la chaîne vous promet des « duels » d’éditorialistes ou encore des grands rendez-vous avec des stars du PAF ( Paysage Audiovisuel Français ) comme Frédéric Taddéï. Les sujets aussi s’enchaînent, avec une ligne directrice : celle de parler de la France qui va mal. À l’aube de la campagne présidentielle, RT France ressemble donc à ses concurrentes directes, BFM TV ou CNews, à ce détail près qu’il vous faudra batailler avec votre télécommande pour enfin tomber dessus. La chaîne est seulement disponible chez Free, canal 359 ou sur Canal+, à la 176e position.

Autre spécificité, cette chaîne « comme les autres » est intégralement financée par le gouvernement russe. Sur son site internet, RT France vous invite à « Osez questionner ». Ce slogan, reflet de sa position en dehors des médias traditionnels, interroge sur son rôle et sur sa stratégie dans la fabrique de l’opinion dans une campagne présidentielle incertaine.

Dans la cour des grands 

Tout commence au début des années 2000. Le règne tout-puissant de la télévision dans le monde est à son apogée. CNN et BBC World dictent l’agenda médiatique mondial, et toutes les grandes puissances se lancent dans la course de l’influence par l’information. La France lance France 24 en 2005, la même année, la Russie crée Russia Today, déclinée en 2017 dans l’Hexagone. À l’origine du projet, Vladimir Poutine, à la tête de l’État depuis mars 2000, dont la popularité est alors au sommet. « Il incarne à ce moment celui qui a réussi à conserver l’unité de la toute nouvelle fédération russe », indique Carole Grimaud-Potter, doctorante, professeure et spécialiste de la Russie à l’université de Montpellier.

C’est sur cette forte popularité que Poutine compte capitaliser et imposer ses visions sur la scène internationale. « Après l’éclatement de l’URSS en 1991 vécu comme un choc, la Russie occupe un rôle de second plan, celui d’une puissance régionale », ajoute la spécialiste. Dans la lignée de cette dissolution, la Russie se trouve lâchée par ses anciens alliés. « Au milieu des années 2000, la Révolution orange en Ukraine pousse les autorités russes à repenser leur dispositif d’influence à l’échelle mondiale », explique Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem). « Plusieurs anciennes républiques soviétiques souhaitent s’émanciper de leur tutelle passée, et adopter des modèles démocratiques libéraux occidentaux. C’est à ce moment là que l’Administration présidentielle russe décide de lancer une chaîne d’information anglophone »

Poutine contre le reste du monde 

Sortie tout droit des entrailles du ministère de de la Presse et de l’administration avec les personnes de Mikhaïl Lessine et Alexei Gromov , la création du média s’inscrit dans une volonté politique d’influence globale bien plus large : proposer une alternative à ce qui est considéré comme un « establishment mondial américain ». Vladimir Poutine en personne exposait cette vision lors du forum sur la sécurité de Munich en 2007. Un discours fort, non sans rappeler le climat de la Guerre froide où le président russe a pointé tous azimuts les dangers d’un monde, selon lui, dominé par les États-Unis. Voilà la raison principale de la création de Russia Today, promouvoir le regard russe sur la scène internationale, et surtout en finir avec : « Un pays, les États-Unis, qui sort de ses frontières nationales dans tous les domaines. »

C’est une guerre d’information contre l’ensemble du monde occidental. Tout le monde a parfaitement compris pourquoi nous avions besoin d’une chaîne internationale représentant le pays.

Margarita Simonian

Un outil de « soft power », d’influence « et non pas d’ingérence », comme le distingue Maxime Audinet, avec lequel le pays des steppes se hisse au sommet des plus grandes nations du monde. Cette vision se retrouve dans la bouche de la rédactrice en chef du média, Margarita Simonian, proche des élites russes, qui confiait à un quotidien pro-gouvernemental en 2008 : « C’est une guerre de l’information contre l’ensemble du monde occidental. Tout le monde a parfaitement compris pourquoi nous avions besoin d’une chaîne internationale représentant le pays. »

« Le fonctionnement interne, c’est le KGB »

Situé dans le 15e arrondissement de Paris, non loin des sièges de toutes les chaînes historiques françaises, RT n’a pas lésiné sur les moyens pour intégrer le gotha des grandes chaînes d’information. En France, elle dispose d’un budget estimé entre 20 et 30 millions d’euros par an sur les 339 millions d’euros injectés par Moscou dans les antennes du monde entier. À titre de comparaison, la France prévoit une enveloppe de 255 millions de budget annuel pour RFI et France 24. Une situation confortable car contrairement à ses concurrents privés français, la chaîne n’est pas soumise à la pression de l’audience. De fait, RT est attractive pour de jeunes journalistes qui enchaînent contrats précaires et piges. Plus de 80% des effectifs ont des contrats à durée indéterminée. 

Si la direction de la chaîne, dont sa présidenteMargarita Simonian, est composée de russophones proches du Kremlin, il a bien fallu trouver des journalistes français. Et pas n’importe lesquels. La chaîne a pioché chez ses concurrents. Nicolas Winckler, 32 ans de carte de presse et un long passage chez France Télévisions comme JRI (journaliste reporter d’images), s’est laissé tenter par l’aventure RT, juste avant la crise sanitaire : « J’ai été séduit car j’aime être dans l’action et c’est ce que m’a tout de suite proposé la chaîne, être au plus près de l’événement. Je peux vous assurer que j’ai vite déchanté, souffle le journaliste. Le fonctionnement interne c’est le KGB. Il y avait une culture d’entreprise et de loyauté au chef complètement inédite pour moi. J’ai assisté a des choses ahurissantes, une rédaction ou règne la délation, ou certains journalistes envoient des mails à charge pour dénoncer leur collègues. » Le journaliste a quitté son poste moins d’un an après être arrivé.

Propagande, vraiment ? 

Une autre interrogation, RT France, l’antenne française de Russia Today financée et surtout commandée par le Kremlin, est-elle un véritable organe d’influence, voire de propagande ? David Bobin, ancien rédacteur en chef chargé de l’information s’en défend : « Pour qu’il y ait une influence il faut un public, or RT n’a pas de public. Une influence c’est quand Éric Zemmour fait 600 000 téléspectateurs à 19 heures. RT peine à faire cette audience sur un mois », explique le journaliste freelance, qui n’est pas dupe quant à la liberté dont jouit la rédaction. « Il ne faut pas se mentir, c’est une chaîne financée par le Ministère des Affaires étrangères russe, il y a des sujets que l’on ne peut pas aborder librement. Mais je vous assure que chez CNEWS, on ne peut pas parler des affaires africaines de Vincent Bolloré non plus. »

Sur des sujets comme les violences en banlieue, j’avais la sensation qu’ils étaient très contents de constater le désordre urbain lié aux problèmes de la société.

Nicolas winckler

Si les sujets ne sont pas dictés par les autorités russes, « on nous oriente vers des sujets qui font vendre et plaisent aux peu de téléspectateurs qui regardent la chaîne », reprend Nicolas Winckler. Une chose est claire, le média souhaite capitaliser sur les colères. Parler des problèmes, des démocraties vacillantes, voilà pour le fond de commerce. « Sur des sujets comme les violences en banlieue, j’avais la sensation qu’ils étaient très contents de constater le désordre urbain lié aux problèmes de la société. Comme pour les « gilets jaunes », montrer que la France n’est pas tenue c’est formidable. Montrer comment résoudre ces problèmes, ce n’est pas intéressant. » 

Une nouvelle concurrence 

Les contestations, RT s’en est fait une spécialité, surtout durant la crise des « gilets jaunes », le moment où le média moscovite s’est fait connaître. Même si RT France n’avait pas, pendant cette crise, « une stratégie claire » et fonctionnait par « opportunisme », selon Maxime Audinet, le média a connu son heure de gloire. « Ils ont été les premiers à faire des lives qui duraient des heures, auxquels les gens se connectaient par dizaine de milliers », reconnaît Téo Cazenaves, rédacteur en chef du Média TV, un pure player assumé à gauche qui partage le même choix éditorial sans les mêmes moyens.

RT ne semble plus trouver son public comme lors de la crise des « gilets jaunes », ce moment où les vidéos YouTube flirtaient, en décembre 2018, avec la barre symbolique du million de vues. À l’époque, certains manifestants arboraient fièrement des pancartes où il était inscrit en lettres rouges « Merci RT ». Une tendance qui n’est plus. Même constat de désintérêt concernant le nombre de spectateurs sur les différents lives de la chaîne, à peine une centaine aujourd’hui, contre des milliers lors de son lancement il y a quatre ans. 

Capture d’écran de la chaîne Youtube de RT France. Le média postait des vidéos tous les jours.

« Il y a un nouvel écosystème médiatique français par rapport aux dernières élections présidentielles, BFM TV ou CNews jouent sans doute un rôle beaucoup plus considérable que celui de RT France sur l’électorat français alors que s’amorce la campagne des présidentielles », relève Maxime Audinet. Alors que les chaînes d’informations en continu sont de plus en plus présentes et battent des records d’audience, RT semble avoir disparu.

La chaîne financée par Moscou n’est plus la seule à s’être engouffrée dans cette « niche éditoriale », désormais « le discours populiste, c’est à dire l’exploitation d’un sentiment anti-establishment et anti-« pensée unique », de l’opposition entre le peuple et les élites, est repris par d’autres chaînes d’informations en continu nettement plus populaires », souligne le chercheur à l’Irsem. Ce phénomène, qui a renforcé la concurrence entre RT France et les principales chaînes d’information, est d’autant plus exacerbé que la chaîne russe est soumise aux règles strictes du CSA.

« La victoire pour RT, c’est d’exister »

Alors à quoi bon investir chaque année des millions d’euros pour une chaîne qui peine à faire parler d’elle et surtout à trouver son public ? Si elle a réussi quelques coups médiatiques lors des différentes crises sociales françaises de ces dernières années, RT a visiblement du mal à s’inscrire de manière durable dans un paysage médiatique très compartimenté. La bataille face aux grandes chaînes semble perdue d’avance alors que sa stratégie de proposition d’une approche de l’actualité alternative ne porte pas ses fruits. 

Pour David Bobin l’enjeu n’est pas là : « La victoire pour RT France, c’est simplement d’exister comme les américains, les anglais, les qataris. Pourquoi installer des missiles partout dans le monde alors qu’ils ne serviront à rien ? Simplement pour montrer que l’on peut le faire, ici c’est la même chose : une bataille de superpuissances. » Si la métaphore semble un peu cavalière, une vraie guerre de l’information et du contenu se joue à l’échelle mondiale. Démocraties occidentales vieillissantes, contre régimes souverainistes autoritaires.

Un retour à la Guerre froide de l’information. Alors faut-il supprimer RT au seul motif que la Russie exercerait une influence non dissimulée sur l’opinion française ? Non, pour le chercheur Maxime Audinet :  « Lorsqu’on se présente comme une démocratie libérale, il faut assumer ce pluralisme médiatique et ses contraintes, le système doit être capable d’absorber ces « trublions médiatiques ». »

Joseph Lacroix-Nahmias (@joseph_lcx) et Raphaël Lardeur (@RaphaelLardeur)


« DROIT DE REPONSE DE RT FRANCE

L’article intitulé « RT France, le mauvais œil de Moscou » écrit par Joseph Lacroix-Nahmias et Raphaël Lardeur prétend que la société RT France serait un outil de propagande de l’Etat russe et entretiendrait une culture d’entreprise propice à la délation. Ces accusations sont fausses et ne correspondent aucunement à la réalité.
RT France est un média qui a toujours affirmé son indépendance à l’égard de tous pouvoirs, notamment politiques. Elle exerce son activité conformément à une charte de déontologie signée par ses journalistes et à laquelle ils se conforment dans un objectif de pluralisme.
RT France a été ainsi dûment autorisée à diffuser ses programmes suivant une convention passée avec le CSA, laquelle a été renouvelée en janvier 2021. Celui-ci n’a jamais eu à la sanctionner pour un quelconque manquement aux principes auxquels ses programmes doivent se conformer. Elle n’a notamment jamais été poursuivie pour avoir diffusé une fausse information ni même pour des faits de diffamation. Par ailleurs, aucun de ses journalistes tous titulaires de la carte professionnelle ne s’est vu sanctionné non plus à raison de non-respect des principes déontologiques.
Votre enquête s’est contentée d’interroger deux anciens journalistes, qui ont effectué de faux témoignages dans l’intention de détruire la réputation de RT France. Vous n’avez pas estimé devoir interroger RT France en retour, ce qui témoigne d’une partialité et d’une méconnaissance des principes déontologiques de la profession.
Ainsi, de nombreuses informations contenues dans votre article sont fausses. A titre d’exemple Nicolas Winckler n’a pas quitté RT France au bout d’un an, son CDD est arrivé à expiration. Aucune ambiance de « KGB » n’existe au sein de RT France, le syndicat SNJ a ainsi eu l’occasion de mettre en avant publiquement le dialogue social qui existe au sein de RT France.
Il est également faux d’affirmer que RT France n’a pas de public alors qu’une vérification sommaire conduit à constater qu’elle comptabilise un million d’abonnés sur sa chaîne Youtube. »

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